— Je ne vous fais aucun reproche, petit frère, mais vous avez choisi de suivre le dieu de la guerre et, une guerre, cela se gagne ou cela se perd ! Ne devriez-vous pas vous estimer heureux de n’être obligé que de partir faire votre soumission au lieu…
— … d’être en route pour quelque prison et la perspective d’un échafaud drapé de noir ?
— Pourquoi n’être pas resté sous la houlette de M. de Turenne qui vous appréciait lui aussi ?
— Pourquoi n’êtes-vous pas devenue la maîtresse de Turenne au lieu de demeurer fidèle à notre Prince, riposta-t-il avec brutalité. A cette question il n’est qu’une réponse : parce que vous l’aimez comme je l’aime aussi mais pas de la même manière, voilà tout. Et je ne regrette rien ! Ce serait à refaire que je recommencerais !
— A l’exemple de notre père qui prenait plaisir à se battre en dépit des édits ?
— Si vous voulez !
Ils restèrent un moment à contempler le feu, François perdu dans une songerie amère si l’on en jugeait par l’expression de son visage si mobile. Finalement Isabelle demanda doucement :
— De quoi avez-vous peur, François ?
— D’être inutile ! Comme tout soldat de vocation quand il n’y a plus de guerres. Depuis le traité de Westphalie on n’a plus rien à attendre des princes allemands ! Quant aux Espagnols, alors que je refoule depuis sept ans une furieuse envie de leur tanner le cuir, ils vont devenir nos frères quand notre Roi aura épousé leur infante…
— N’allez pas plus vite que la musique ! Ce n’est pas encore fait !
— Mais cela se fera !
— Pas sûr !
François regarda sa sœur, ébahi :
— D’où le prenez-vous ?
— Dans les potins de Cour, petit frère ! Même si je n’y vis pas, je les connais ! Et ils disent que notre jeune souverain refuse d’épouser celle qu’on lui destine parce qu’il aime une des nièces du Cardinal !
— Une nièce de Mazarin sur le trône de France ? Alors que jadis un scandale a éclaté à l’annonce du mariage d’un Condé avec la nièce d’un autre cardinal qui était pourtant d’une autre dimension ? Allons donc ! Votre ragot de Cour, Isabelle, restera ce qu’il est : un courant d’air qui passe, et le Roi épousera l’infante ! Voilà des mois que Mazarin y travaille et il est tenace, le bougre ! Nous en avons fait l’expérience ! Conclusion : plus d’ennemis ! Et moi, il ne me restera bientôt plus qu’à raccrocher mon épée au manteau de la cheminée de Précy !
— Vous n’allez pas donner dans le pessimisme, François ? Je suis persuadée que notre cher Prince saura comment vous utiliser. Ou je me trompe, ou il ne vous laissera pas jouer les gentilshommes campagnards alors que vous n’avez pas trente ans…
— Dieu vous entende, Isabelle !
Et il alla rejoindre Condé qui l’appelait à tous les échos !
Restée seule, Isabelle s’accorda un moment de réflexion. Il lui venait bien une idée pour l’avenir de son frère : c’était de lui trouver un « grand établissement ». Ce qui lui permettrait d’occuper son temps autrement qu’en chassant la perdrix sur les modestes terres de son Précy natal. Mais où dénicher l’oiseau rare ? Ses goûts en matière de femmes étant plutôt raffinés et, en dépit de la bosse qui déformait son dos, son charme, son esprit, sa folle bravoure lui valaient de nombreux succès…
Mais à l’heure présente il était peut-être prématuré de songer au mariage tant que l’on ne saurait pas comment Leurs Majestés recevraient le repentir des rebelles.
Aussi ne fut-ce pas sans un serrement de cœur qu’elle reçut leurs adieux au matin de leur départ. S’il n’y avait eu que Leurs Majestés, elle se fût moins souciée mais, depuis la bataille menée contre l’abbé Basile, elle se méfiait de Mazarin comme de la peste. Pourtant l’un des officiers d’escorte qui vint dans les derniers prit sur lui de la rassurer :
— Veuillez me pardonner, madame la duchesse, si je me permets de vous donner un conseil. Dormez en paix ! Tout se passera à souhait. Je peux vous l’affirmer.
Elle le regarda avec étonnement parce qu’elle ne l’avait pas encore remarqué. Il en méritait pourtant la peine : de taille élevée, élégant, le cheveu et le teint bruns, l’œil vert et facilement moqueur, des dents magnifiques et un beau sourire qu’il ne ménagea pas :
— Surtout ne vous excusez pas si vous n’avez pas fait attention à moi. On passe aisément inaperçu lorsque Monsieur le Prince est là ! En particulier quand un frère aimé est auprès de lui ! Je suis le marquis de Vardes, capitaine des Cent-Suisses, et j’ai pour mission de veiller à ce que le voyage se déroule au mieux jusqu’à Aix.
Il eut droit, alors, à un sourire radieux. D’abord il l’apaisait et ensuite il y avait longtemps qu’un homme ne lui avait plu à ce point.
— Vous pensez vraiment que Leurs Majestés…
— … ont trop conscience de la valeur de ceux qui leur reviennent pour leur montrer quelque mécontentement que ce soit. On parle beaucoup du mariage du Roi avec l’infante Maria Teresa qui mettra fin à des années de guerre. Tous les Français doivent se retrouver autour de cet événement… Souffrez à présent que je m’éloigne, madame la duchesse…
— Vous vous êtes mis en retard pour me rassurer ! Je vous en remercie infiniment !
— Au retour m’accorderez-vous le privilège de venir vous saluer ?
— Naturellement ! Et vous me raconterez tout ?
— C’est juré !
Il courut rejoindre le cheval qu’un valet tenait par la bride. Isabelle le suivait des yeux avec un plaisir évident qui frappa Agathe venue lui apporter une écharpe supplémentaire car il faisait plutôt frais.
— Il y a longtemps que je n’ai vu madame la duchesse regarder quelqu’un de cette façon, murmura-t-elle. Le beau capitaine aurait-il l’heur de lui plaire ?
— Pourquoi non ? Il est charmant n’est-ce pas ?
— Oh, on ne peut pas dire le contraire !
Elle n’ajouta pas qu’il serait temps que sa maîtresse s’intéressât à un autre homme que Monsieur le Prince ! Il encombrait sa vie depuis des années sans qu’elle en retire du bonheur et il n’y avait aucune raison que cela change parce que Condé, son arrogance et son affreux caractère ne changeraient jamais !
Le 27 janvier à cinq heures du soir on arrivait à Aix-en-Provence. Le Roi logeait à l’hôtel de Châteaurenard contigu à l’hôtel de Régusse que l’on avait percé pour avoir plus de place. La Reine était à l’archevêché et Mazarin à l’hôtel d’Oppède. On avait préparé pour Condé et pour les siens l’hôtel de Séguiran – aujourd’hui d’Albertas –, mais le Cardinal avait décidé qu’ils logeraient chez lui où il offrait outre un appartement la table, un carrosse, six pages et douze valets de pied. On l’y conduisit d’abord pour se rafraîchir, et aussitôt après à l’archevêché où le Roi avait rejoint sa mère.
Afin de préserver plus ou moins l’intraitable orgueil du revenant, trois personnes seulement – le Roi, la Reine mère et Monsieur – devaient être témoins d’un repentir aussi retentissant. Même Mademoiselle, l’héroïne de la Bastille, qui brûlait d’apporter son soutien à celui qu’elle ne désespérait toujours pas d’épouser, ne put se faire admettre et, comme elle y mettait trop d’insistance, la Reine la chassa purement et simplement. Elle dut se contenter d’envoyer un mot à son allié.
En pénétrant dans la salle où il était attendu, Condé se dirigea vers le Roi, fit trois génuflexions puis resta à genoux… et demanda pardon !
Son orgueil au supplice, il était blême et tendu comme une corde d’arc. Son petit discours ne dura guère – le « temps de deux Pater » – encore qu’à la fin sa voix s’étranglât.