Louis XIV vint alors à lui, le releva pour qu’il salue sa mère et Monsieur, après quoi une brève conversation s’engagea entre eux. Enfin Condé se retira. Il eut ensuite un entretien « des plus aimables » avec le Cardinal puis reçut ses lettres d’abolition. Sur ce il alla rendre visite à Monsieur seul. L’oncle du Roi était manifestement malade et, de cet ancien allié, Condé se devait au moins de prendre des nouvelles.
Le lendemain, le Roi entendit la messe à Saint- Sauveur. A la sortie, Condé lui présenta François de Montmorency-Bouteville et deux ou trois autres rebelles de moindre importance. Ils furent reçus aimablement, surtout François dont la réputation était établie. Anne d’Autriche leur dit :
— Je pense que ces messieurs sont bien aises d’être ici. Quant à vous, monsieur (s’adressant à Condé !), je vous assure que je vous ai voulu bien du mal et vous me ferez la justice d’avouer que j’avais raison !
Quelques jours plus tard, Condé et les siens reprenaient le chemin de Paris. Ce fut en cours de route qu’ils apprirent que Monsieur venait de mourir.
Son titre ne resta pas longtemps vacant. De même qu’à la mort d’un roi français le héraut criait : « Le Roi est mort, vive le Roi ! » on pouvait en dire tout autant de Monsieur. Gaston d’Orléans, frère de Louis XIII, défunt, son titre se transmit aussitôt au frère cadet de Louis XIV, Philippe duc d’Anjou, petit jeune homme joli comme une fille chez qui l’on avait sciemment développé le goût de la toilette et des joyaux sans oublier les beaux garçons. Il adorait sa mère, un peu moins son royal frère dont il avait éprouvé à plusieurs reprises les coups de colère et se déclara fort aise que l’on reprenne le chemin du Pays basque où l’on préparait le mariage du Roi, tandis que leur oncle s’en allait vers sa dernière demeure suivi de sa fille pas autrement triste puisque Condé remontait lui aussi vers Paris… et sans passer par Châtillon. Il alla s’établir dans son château de Saint-Maur où il resterait jusqu’au retour du Roi et de la Cour : ayant été pardonné avec une discrétion si apaisante pour son orgueil, il ne voulait pas risquer de susciter chez les Parisiens l’une de ces réactions – bonnes ou mauvaises ! – dont sa présence lui avait donné l’habitude. En outre, il brûlait d’envie de retrouver son beau Chantilly mais n’osait pas s’y rendre avant d’en avoir reçu l’autorisation.
En attendant, il écrivit à la future Reine de France une lettre aux termes de laquelle commençait à se dessiner le personnage de parfait courtisan dans le rôle duquel il se glisserait bientôt sous l’œil tout de même un peu surpris d’Isabelle. Il déclarait en effet à l’infante « qu’il [prenait] part plus que personne à la joie que tous les Français [devaient] avoir de son mariage avec le Roi comme du plus grand bonheur dont le Ciel les avait jamais comblés ». Puis il protestait « de son admiration pour ses qualités incomparables » et de sa « vénération pour celle que la France [devait] avoir pour Reine… ».
Car, cette fois, la cause était entendue et le mariage décidé en dépit des réticences et des pleurs de Louis XIV. Mazarin dont l’événement couronnerait les efforts avait enfin réussi à faire entendre raison à sa nièce comme à son amoureux. Il avait menacé l’un d’abandonner ses fonctions et de repartir pour l’Italie en emmenant sa nièce, et l’autre d’aimer mieux la tuer plutôt que de la laisser détruire son œuvre en se faisant épouser… Le premier gagna Saint-Jean-de-Luz en versant des torrents de larmes… et d’encre tandis que la seconde partait contempler l’Atlantique du haut des remparts de Brouage, en Vendée, où il n’y avait rien d’autre à faire… en versant elle aussi des torrents de larmes !
La conclusion arriva le 9 juin 1660. Sous un soleil éclatant, le Roi, revêtu de drap d’or voilé d’une fine dentelle noire, épousait dans l’église de la ville une petite infante blonde, toute de satin blanc brodé d’or et long manteau de velours fleurdelysé dont le jeune visage rayonnait déjà d’un amour qui, jusqu’à l’heure dernière, ne se démentirait jamais, si lourde que soit la couronne qu’on lui poserait sur la tête.
Sans trop savoir pourquoi Isabelle pria pour elle ce jour-là. Elle ne la connaissait pas sinon par ce que lui en avait appris Mme de Brienne dont le défunt époux avait été, un temps, ambassadeur à Madrid : les princesses espagnoles étaient élevées en vase clos, du genre du gynécée grec ou mieux encore du térem russe. Elles ne sortaient guère que pour visiter des couvents, assister à des processions, à quelques corridas, parfois participer à la chasse si elles étaient bonnes cavalières et à des autodafés quand elles avaient le cœur solidement accroché… et encore ! Comment cette infante que l’on disait douce et timide s’accommoderait-elle des excès en tout genre de la cour de France ? Elle devait par la suite apprendre de la Grande Mademoiselle avec qui elle finit par s’entendre assez bien – et comprendre par elle-même quand elle eut été présentée à Marie-Thérèse – que celle-ci, tombée profondément amoureuse de son époux, subirait sans un mot de reproche le voisinage encombrant de ses maîtresses, avec pour seule consolation les nuits qu’il lui accordait, la chasse – elle était une remarquable cavalière –, le chocolat qui lui gâtait les dents mais dont elle buvait plusieurs tasses par jour et enfin les fortes émotions du jeu qu’elle avait découvertes presque dès son arrivée où elle se donnait avec ardeur. Plus, heureusement, l’amour qu’elle portait à ses enfants !…
Cette inquiétude au sujet d’une jeune fille qu’elle ne connaissait pas amusait Mme de Brienne :
— On dirait que vous vous souciez moins de Monsieur le Prince et de votre frère !
— Je ne crois pas qu’ils aient tellement besoin de moi ! Monsieur le Prince a recouvré son cher Chantilly que le Roi avait confié à M. et Mme de Saint-Simon qu’ils viennent de déloger. Naturellement mon frère ne le quitte pas d’une semelle.
— Sans se soucier de ce qu’il va devenir ?
— Condé, à force de palabres, a récupéré la totalité de ses biens, François aussi !
— A la différence près qu’ils ne sont guère comparables ! Chantilly, des millions d’un côté, et de l’autre Précy qui est toujours à votre mère… sans oublier une absolution dont il doit s’estimer « heureux » puisqu’il n’est plus menacé de mort ! Mais admettez que ce n’est pas beaucoup pour un homme de sa valeur. Il a autant de talent que Condé à ce qu’en disent ceux qui le connaissent ou seulement ceux qui ont combattu sous ses ordres et il va devoir, à trente ans, raccrocher son épée au manteau de la cheminée de Précy, sans solde, sans fortune ?
— Monsieur le Prince s’en occupera, j’en suis certaine !
— Ne le soyez pas trop ! Monsieur le Prince passe pour être près de ses sous, mais surtout il a auprès de lui madame sa sœur qui tourne à la dévotion à l’égal de son frère à la courtisanerie… Et surtout il ne vit plus que pour son Chantilly et son fils, sans se soucier de sa femme ! Et il pense sans doute garder son jeune ami et meilleur élève auprès de lui…
— A commander les gardes du domaine, à regarder pousser les pâquerettes et à jouer aux échecs ? s’indigna Isabelle. Ma bonne amie, vous avez raison de me prévenir. J’étais si heureuse du dénouement favorable de nos misères que je ne me rendais pas compte ! Et je sais ce qu’il faut à François !
— Et quoi donc ?
— Un mariage qui lui rende son rang. C’est un Montmorency, que diable ! Cela ne devrait pas poser tant de difficultés.
— Je ne suis pas convaincue qu’il accepterait. Et puis le Roi peut refuser son consentement.