Cependant personne ne pouvait encore imaginer l’ébauche d’un roman : le Roi – c’était l’évidence même – s’ennuyait avec son épouse et, s’étant donné à tâche d’attirer à lui ceux qui composaient la joyeuse cour des Tuileries, il était normal qu’il privilégiât celle qui en était la si séduisante animatrice. En outre, Louis n’était pas la seule cible – du moins en apparence ! – de la coquetterie savante de Madame. Cela donna du grain à moudre à l’inusable jalousie de Monsieur qui commença par aller se plaindre au Roi de la présence obsédante du trop attrayant duc de Buckingham :
— Pourquoi s’attarde-t-il ici ? Son ambassade est achevée puisque j’ai épousé Madame. Alors qu’attend-il de plus ?
— Rien sans doute, sinon profiter d’un séjour agréable, des fêtes que nous donnons et…
— De continuer à courtiser ma femme à mon nez et à ma barbe ! Hier c’était une sérénade…
— … Que les dames ont applaudie et qui ne s’adressait pas particulièrement à Madame !
— Aujourd’hui il a emmené ma compagnie baigner à Valvins… en oubliant de m’inviter ! J’estime avoir plus que quiconque le droit de voir ma femme en chemise, sacrebleu !
— Gagnez-la de vitesse. Soyez au bord de l’eau avant lui et quand il arrivera tout le monde sera en train de barboter ! fit le Roi en riant mais redevint sérieux aussi vite : Allons, cessez de vous tourmenter ! Je vous donne raison ! Pour un ambassadeur ordinaire, dont d’ailleurs l’ambassade est terminée, je trouve qu’il s’attarde trop !
— Ah ! A vous aussi il porte sur les nerfs ?
— On peut l’exprimer ainsi ! Je n’aime pas que l’on s’attribue une première place injustifiée dans mes propres domaines. Afin de ménager mon cousin Charles d’Angleterre, je vais prier notre mère de lui écrire ce qu’il en est et il comprendra parfaitement. Buckingham sera rappelé à Londres, et on n’en parlera plus !
Anne d’Autriche accepta volontiers d’aider ses fils, d’autant que le bel Anglais lui rappelait son père – le seul homme peut-être qu’elle eût aimé avant Mazarin ! – et qu’elle lui avait marqué de l’amitié. Elle chapitra fort doucement le jeune homme qui s’avoua très amoureux de Madame mais accepta de rentrer chez lui pour ne pas devenir un brandon de discorde entre la France et l’Angleterre. Et Monsieur respira.
Pas pour longtemps !
Si Madame vit partir Buckingham avec un sang-froid exemplaire, c’est sans doute parce qu’un autre séducteur soupirait à ses pieds et un adorateur qui semblait lui plaire particulièrement : le beau comte de Guiche, fils du maréchal de Gramont et l’ami le plus cher de Monsieur son époux. Et il fut vite évident que Guiche brûlait d’une véritable passion pour la princesse. Une de ces passions qui ne regardent ni au rang ni aux circonstances. Et, naturellement, Monsieur s’en aperçut.
Il essaya d’abord la manière gentille mais, bientôt las de prêcher dans le désert, il explosa en reproches indignés qui se déversèrent sur ceux qu’il tenait déjà pour coupables. Henriette, avec un flegme tout britannique, se contenta de lui rire au nez en haussant les épaules mais Guiche s’oublia jusqu’à traiter le prince comme n’importe quel mari à l’esprit dérangé.
A peu près fou de rage, Monsieur courut chez le Roi afin d’obtenir de lui une lettre de cachet qui enverrait l’insolent à la Bastille et pour longtemps !
Mais le Roi appréciait la famille de Gramont. Il se fit apaisant :
— Pour quel crime ? Des mots lancés dans la colère et que Guiche doit regretter… sincèrement !
— Ce n’est pas l’impression qu’il me donne !
— C’est bien naturel ! Calmez-vous, mon frère ! Je vous en fais la promesse, je parlerai à Madame. Quant à Guiche…
— Vous allez le laisser continuer son manège de billets, de sérénades et autres galanteries qui font se gausser de moi !
— Jamais je ne permettrai que l’on se gausse de vous, mon frère ! assura le Roi gravement. Il partira pour ses terres jusqu’à ce qu’il ait compris le respect que l’on vous doit !
Désespéré, le jeune comte quittait Fontainebleau une heure plus tard et le lendemain Louis XIV sermonnait sa belle-sœur au cours d’une promenade en tête à tête. Après s’être sentie courroucée des injustes soupçons de Monsieur son époux, la charmante – et rusée ! – Henriette remercia son beau-frère en avouant qu’il lui serait reposant d’être débarrassée d’un amour encombrant et qui d’ailleurs ne trouvait pas d’écho dans un cœur heureux de s’épanouir sous les rayons d’un aimable soleil levant…
Ce qui, murmuré par une si jolie bouche, toucha Louis au plus sensible. Et c’est à partir de ce moment que les deux jeunes gens passèrent ensemble le temps que les soins du royaume ne réclamaient pas du souverain ! Le triomphe de Madame était complet. Le Roi et sa princesse étalaient sans vergogne ce qui ne pouvait être que le début d’une passion partagée !
Conscient du ridicule auquel il s’exposerait à demander des explications à son royal frère, Monsieur, après avoir tourné en rond dans son appartement, décida de se plaindre à sa mère. Elle seule détenait assez d’autorité pour faire entendre raison à son fils aîné. Réconforté par cette perspective, Monsieur, tout chaud tout bouillant, se précipita chez elle sans se faire annoncer et faillit renverser Marie-Thérèse qui en sortait justement et dont les yeux rougis parlaient d’eux-mêmes. Ce que Philippe ne remarqua pas :
— Ma sœur, lui dit-il, je viens me plaindre à notre mère de ce qu’on nous traite fort mal vous et moi et je veux espérer que vous venez de faire entendre la même chanson. Cela ne peut plus durer et je suis déterminé à regagner mon château de Saint-Cloud où je suis maître chez moi !
— Ce départ ferait beaucoup de peine à notre mère, répondit la jeune Reine. Elle est un peu souffrante ce matin et je regrette d’être venue l’indisposer de mes plaintes…
— Vous n’allez pas les regretter maintenant ? D’ailleurs, venez avec moi. Nous savoir unis renforcera sa position à elle !…
Sans attendre sa réponse, il lui prit la main et l’entraîna à sa suite. Quand ils ressortirent, environ un quart d’heure plus tard, encadrant Anne d’Autriche pour l’accompagner à la messe, chacun put constater que Marie-Thérèse avait les yeux plus rouges que jamais, que Monsieur marmonnait entre ses dents et que la Reine mère arborait un air de sévérité fort peu habituel surtout si tôt le matin. Madame, elle, ne parut pas. La princesse de Monaco vint prévenir qu’elle avait la fièvre, toussait et gardait le lit.
— Nous irons la réconforter ce tantôt, dit la Reine mère d’un ton laissant prévoir que ledit réconfort pouvait s’accompagner d’une mercuriale.
Après quoi elle envoya Mme de Motteville prier le Roi de venir la voir dès qu’il en aurait le loisir.
Au fond, Anne d’Autriche n’était pas tellement mécontente d’avoir enfin une occasion de régenter cette jeunesse écervelée et bouillonnante de vie qui avait trop tendance à la tenir à l’écart, avec sa belle-fille. Elle ne doutait nullement de la tendresse de ses fils mais elle avait conscience de ce que vieillie, souvent souffrante3, elle manquait d’attraits pour une Cour avide de plaisirs et de jouissance.
Le Roi vint, entendit ce que sa mère avait à lui dire puis s’en fut prendre des nouvelles de Madame. Qui, bien sûr, l’attendait. Aussi le spectacle qui s’offrit à lui quand il franchit le seuil de la chambre lui fit-il oublier d’un seul coup sa mauvaise humeur. Que Madame était donc ravissante étendue languissamment dans le charmant désordre de sa chemise de linon blanc aux plis retenus par des rubans de satin bleu pâle semblables à ceux qui nouaient négligemment les longues mèches de ses cheveux châtains singulièrement brillants pour une malade ! Ses beaux yeux légèrement cernés laissant seulement entrevoir l’azur de leurs iris d’où une larme roulait sur une joue délicate, elle écoutait Isabelle qui, assise sur les marches du lit, fredonnait à mi-voix en effleurant les cordes d’une guitare enrubannée.