Isabelle se releva juste à temps pour éviter d’être heurtée par le Roi qui, transporté par un attendrissement fort peu fraternel, se jetait à genoux sur les marches en question pour s’emparer d’une petite main blanche et faillit s’étaler sur sa robe.
— Mon Dieu, chère Henriette, vous voilà souffrante ! Quelle tristesse !… Oh pardon, madame de Châtillon, je ne vous avais pas vue !
« Ça, pensa Isabelle, c’est un gros mensonge !… Non, tout compte fait, il se peut que ce soit une vérité : il est tellement amoureux qu’il n’aurait même pas remarqué un éléphant assis à ma place ! »
Elle n’entendit pas la suite ! Madame s’était légèrement redressée mais les deux têtes étaient si proches et ils parlaient si bas qu’il eût fallu y joindre la sienne pour savoir ce qu’ils se disaient. Le retour de la princesse de Monaco n’y changea rien. Cette dernière adressa à Isabelle un regard interrogateur auquel la duchesse répondit par un haussement d’épaules et un geste en direction de la porte. Elles s’apprêtaient à se retirer quand Madame se redressa à demi :
— Sa Majesté me dit que nous avons à nous entretenir d’une affaire importante et je vous prie de nous laisser seuls ! Vous reviendrez plus tard !
Elles obéirent dans une silencieuse révérence qui cachait une envie de rire. En franchissant la porte, Isabelle aurait juré que le Roi avait pris sa belle-sœur dans ses bras pour un baiser qui n’avait pas grand-chose à voir avec les épanchements familiaux…
— Voilà de la vaillance pure ! chuchota la princesse. Apparemment, le Roi ne redoute pas la contagion !
A vrai dire, le tête-à-tête ne dura pas longtemps ! Le Roi reparut après trois ou quatre minutes, annonçant à l’assemblée de dames et filles d’honneur qu’il reviendrait prendre des nouvelles en fin de journée et qu’en attendant il emmenait Monsieur à la chasse !
— Le pauvre ! s’apitoya Mlle de Tonnay-Charente en riant. Notre Sire devrait pourtant savoir que Monsieur déteste cet exercice qu’il juge trop brutal pour la délicatesse de ses mains ! Je gage que, ce soir, tout le monde pourrait s’en aller coucher de bonne heure !
En effet, le château fut, ce jour-là, d’une tranquillité admirable. La seule qui eût aimé suivre le Roi à la chasse était la petite Reine qui, excellente cavalière, aimait particulièrement cet exercice mais n’y avait pas droit tant qu’elle serait « en attente ».
Cependant comme elle préférait son époux en forêt avec son frère plutôt qu’en gondole avec sa belle-sœur, elle passa la journée chez elle, dans les vapeurs lénifiantes du chocolat et de l’encens qui avaient le don de l’apaiser. Au retour de la chasse, Louis se rendit quelques instants chez Madame avec laquelle il eut un entretien puis soupa et, enfin, se disant las, supprima les distractions prévues et consacra le reste de la nuit à sa femme dont on imagine le ravissement.
Dès le lendemain, il fut évident pour Isabelle que cette nuit quasi monacale avait changé quelque chose. Mais quoi ? Ce n’était peut-être qu’une question d’atmosphère et il faut avouer que celle-ci s’était singulièrement allégée. Madame semblait complètement remise et pétillait de bonne humeur. La Reine mère retrouvait son sourire. La Reine aussi : une nuit entière ! Pensez donc ! Et même Monsieur, si grincheux, posait sur ses entours un regard amène : on s’apprêtait à se livrer à l’une des activités qu’il préférait : commencer les répétitions du ballet que Benserade et Lulli venaient de composer sur la demande du Roi à la gloire des plaisirs de Fontainebleau dont le titre était Les Saisons et dans lequel chacun brûlait de jouer un rôle !
Les principaux personnages étaient destinés naturellement à Madame et au Roi. Après un chœur de bergers et une danse de faunes, la princesse devait paraître en Diane entourée de ses filles d’honneur en nymphes. Puis, pour figurer l’automne, Monsieur entouré de ses gentilshommes devait danser le pas des vendangeurs dont on avait supprimé Guiche. Ensuite venait l’hiver. Enfin dans un décor merveilleux, le printemps – autrement dit le Roi ! – ferait disparaître les frimas et renaître la nature.
Bien qu’à trente-quatre ans sa beauté continuât de rayonner, Isabelle avait refusé en riant de participer au spectacle ! Si elle aimait danser, les ballets n’étaient plus de son âge et il était plus normal qu’elle restât dans le cercle de la Reine et en compagnie de ses amis, Condé et autres.
Elle n’ajouta pas que quelque chose l’intriguait.
La préparation et les répétitions de ce ballet étaient l’occasion de réunions nombreuses pour les acteurs. Le Roi se montrait toujours fort galant avec sa belle-sœur mais il semblait se plaire davantage parmi les jolies nymphes qui lui faisaient cortège et singulièrement auprès d’une jeune fille plus réservée qui se contentait d’un rôle plutôt figuratif, une boiterie légère lui interdisant les entrechats et autres envolées chorégraphiques… Sa blondeur argentée la distinguait parmi ses compagnes ainsi que ses beaux yeux bleus. Elle était timide, douce, souvent mal à l’aise devant les attentions royales… il s’agissait de Louise de La Vallière.
Quant à Madame, elle se laissait faire la cour ouvertement par plusieurs gentilshommes. Cet état de fait donnait fort à penser à Isabelle. D’autant que Madame, loin de paraître offusquée de se voir publiquement supplantée par une de ses filles d’honneur et même la plus modeste par le rang et la fortune, paraissait n’y prêter aucune attention.
Sachant qu’elle avait su s’attirer l’amitié et la confiance de Madame, Isabelle osa poser la question un matin de bonne heure où, après la messe, elles recherchaient la fraîcheur en se promenant dans le parc.
— Il est difficile de croire, fit-elle doucement, que le cœur du Roi ait changé en si peu de temps pour s’intéresser à une petite fille aussi ordinaire que cette La Vallière ?
Madame eut un bref éclat de rire puis, glissant son bras sous celui de son amie :
— J’aurais dû savoir que rien n’échappe à vos grands yeux, Babelle4. Vous ne voudriez pas que je me montre jalouse de cette fille !
— Non, évidemment mais…
— Pas de mais ! Je vais vous en confier la raison. C’est un stratagème qui tient en un seul mot : savez-vous ce que c’est qu’un chandelier ?
Si le mot frappa Isabelle en lui rappelant un mauvais souvenir, elle n’en montra rien, se contentant de répondre :
— Je le sais !
— Eh bien, cette La Vallière est le chandelier que nous avons choisi, le Roi et moi. Elle est timide, discrète…
— Et éperdument amoureuse de Sa Majesté !
— Vous croyez ? Tant mieux, en ce cas, elle n’en jouera que plus spontanément le rôle que nous lui avons destiné, se rengorgea Madame d’un ton léger en souriant à une image intérieure.
Mais Isabelle resta sérieuse :
— Peut-être serait-il préférable que Sa Majesté ne se mette pas trop dans le costume du personnage qu’elle s’est attribué ?
— Il est vrai que c’est un excellent comédien ! Et quel danseur ! C’est un bonheur qu’être sa partenaire ! Mais à quoi songez-vous, Babelle ? Que vous voilà songeuse tout à coup ?