— Cela je le sais mais est-elle déjà sa maîtresse ?
— Eh oui !… Non sans remords car elle est très pieuse !
Isabelle se mit à rire :
— Et qu’il soit marié ne la gêne pas ? Un arrangement avec le Ciel en quelque sorte !… Sauvez-vous ! J’ai l’impression que le Roi vous cherche !
Il s’éclipsa avec la prestesse d’un courtisan dûment entraîné, rejoignit son maître dont la mine s’éclaira instantanément. Ce qui donna à penser à Isabelle, qui malgré les apparences ne l’aurait jamais cru aussi persona grata. Il pouvait être amusant de lui tirer les vers du nez quand il venait lui faire un doigt de cour ! En effet, elle s’ennuyait ferme ! Condé étant reparti pour Chantilly préparer la semaine de chasse qu’il avait promise au Roi et qu’il voulait inoubliable !
Quand on fut à Vaux et le premier moment de surprise passé, elle pensa que s’il voulait faire mieux que Fouquet, la totalité de sa fortune n’y suffirait sans doute pas car elle n’avait jamais rien vu de semblable.
Au sortir de la forêt on découvrit le château flambant neuf et les jardins qui l’entouraient. Elle et Mme de La Fayette restèrent sans voix devant tant de magnificence, et, tandis que, les hautes grilles dorées franchies, carrosses et chevaux s’avançaient dans la grande allée de sable fin dont une armée de domestiques avait traqué le moindre caillou, on découvrit Vaux-le-Vicomte et son architecture si nouvelle et si hardie, posé dans le soleil déclinant, comme une énorme bulle d’or, sur des terrasses et des jardins brodés, fleuris, parsemés d’eaux jaillissantes et de statues. Chacun retint son souffle :
— Il faut que M. Fouquet soit fou, murmura Mme de La Fayette, pour s’être construit ce palais de rêve ! Fontainebleau doit faire figure de taupinière à côté !
— Ce doit être ce que pense le Roi si je m’en réfère à son visage !
A cet instant, Fouquet, simplement vêtu de soie noire à peine relevée d’une discrète broderie de jais, venait tenir la portière à Sa Majesté pour l’accueillir tandis que son épouse en faisait autant pour la Reine mère pendant que des musiciens et des chanteurs cachés exécutaient un hymne à la gloire de Louis XIV.
Après que l’on eut servi des rafraîchissements, Fouquet fit les honneurs du parc aux onze cents jets d’eau – alors que l’on était presque en canicule ! – et de son potager qui n’avait son semblable nulle part ailleurs. Ensuite, on revint souper au château. Le Roi et sa mère furent servis dans de la vaisselle d’or par Fouquet et son épouse. Trente buffets répartis dans les pièces d’apparat regorgeant des plus fines victuailles et des vins les plus précieux étaient à la disposition de la Cour. A son habitude Louis XIV commença par dévorer cependant que sa mère feignait de dédaigner ce qu’on lui offrait. L’appétit du monarque se ralentit et il devint rêveur.
Après le repas on entendit Les Fâcheux de Molière joués dans un théâtre de verdure élevé près d’une sapinière et enfin le domaine entier s’embrasa dans le plus fastueux feu d’artifice qui se puisse voir.
Tout cela le Roi le regarda d’un œil froid. Il se sentit humilié en comparant ces splendeurs d’un simple particulier à ce qu’il possédait lui-même oubliant qu’avant de s’enrichir Fouquet avait aidé vigoureusement Mazarin à établir sa fortune… Mazarin qui, avant de mourir, lui avait procuré l’instrument de la perte de Fouquet en la personne de Colbert…
A deux heures du matin on repartait : le Roi n’occupa pas la chambre fabuleuse qui l’attendait. De même il refusa le domaine de Vaux que son hôte d’un soir était venu lui offrir en tenant la portière de son carrosse. Seule conclusion, à l’usage de sa mère, Louis murmura :
— Madame, ne ferons-nous pas rendre gorge à ces gens-là ?
Ce qu’il retint ce furent les noms des magiciens qui avaient créé tant de merveilles : Le Vau, Le Brun, Le Nôtre sans oublier Molière, qui cependant était encore à Monsieur, et aussi La Fontaine, qui avait écrit de si jolies fables, et Vatel, le sublime maître d’hôtel.
Isabelle connaissait suffisamment le Roi pour deviner que Fouquet venait de signer sa condamnation et ne s’en réjouit pas en dépit de l’affreux souvenir qu’elle gardait de son séjour entre les griffes de l’abbé Basile – qu’heureusement elle n’aperçut pas cette nuit-là. Elle gardait une reconnaissance au surintendant et à sa mère grâce à qui elle en était sortie, malade mais vivante et intacte de son cauchemar.
Trois semaines plus tard la question était réglée. Le Roi partait pour Nantes où il avait décidé de réunir les états de Bretagne, n’emmenant avec lui que des hommes. C’est là que se produisit le drame préparé d’avance : au sortir d’une très matinale séance du Conseil, Fouquet fut arrêté par M. d’Artagnan, capitaine des mousquetaires – qui le traita, il faut le souligner, avec beaucoup d’égards ! –, conduit au château d’Angers puis à celui de Vincennes pour y attendre son jugement tandis que Colbert raflait le contenu de son hôtel et de ses châteaux. Sans oublier de jeter à la rue leurs occupants, parents et serviteurs, jusqu’à un bébé de quelques mois qu’un ami courageux recueillit pour le porter à sa grand-mère. Mme Fouquet mère, en effet, fut laissée en dehors de ce coup de force parfaitement indigne d’un souverain mais qui permit à Colbert d’assouvir une joie mauvaise… Le procès qui suivit allait durer trois ans… et jamais Isabelle ne revit le tourmenteur qui avait failli la détruire5…
Quand le Roi fut de retour à Fontainebleau, il revint à son habitude de rechercher la compagnie de Madame mais il fut vite évident, pour celle-ci comme pour la Cour, qu’il voulait surtout rencontrer plus souvent La Vallière. Ce qui eut le don d’agacer prodigieusement Madame, plus atteinte dans son orgueil encore que dans son cœur lequel se laissait doucement émouvoir par l’amour grandissant de Guiche.
— En fait de chandelier, j’ai l’impression que c’est à moi que l’on a osé offrir le rôle, confiat-elle un soir à Isabelle. J’ai horreur que l’on se moque de moi, aussi vais-je chasser cette fille. Si le Roi veut en faire sa maîtresse, au moins ce ne sera pas dans mes appartements !
Isabelle se contenta d’inciter à la patience sans vouloir s’expliquer davantage. Elle se souvenait de ce que lui avait dit Saint-Aignan le jour de la fête à Vaux-le-Vicomte : Louis avait déjà fait sa maîtresse de la jeune fille. Restait à savoir comment !
Elle avait remarqué un détail bizarre : son ami Saint-Aignan avait déménagé. Pour une raison anodine à première vue : un gros orage avait provoqué des dégâts dans l’appartement qu’il occupait et qui, proche de celui du Roi, lui valait d’être très envié. Or, en attendant que l’on effectue les travaux nécessaires, il était parti se loger assez loin, dans les parties basses du domaine où il avait trouvé deux pièces en rez-de-chaussée… sous l’étage où logeaient les filles d’honneur de Madame. Elle observa aussi que Sa Majesté se plaisait à des promenades dans le parc avec le seul Saint-Aignan les jours où La Vallière n’était pas de service auprès de la duchesse d’Orléans. Il fallait aller y voir.
Mais pas en personne ! Elle avait beaucoup trop d’éclat pour passer inaperçue et confia la tâche à Bastille qui, avec Agathe, était le seul à l’avoir accompagnée à Fontainebleau. En outre, elle faisait confiance à ses multiples talents. Elle l’envoya donc un après-midi où le Roi avait convié la Cour à déjeuner sur l’herbe au bord de la Seine. Au retour, Bastille l’attendait :
— Eh bien ? demanda-t-elle. Tu as pu entrer sans te faire voir ?
Ce n’était pas évident étant donné sa carrure mais il la rassura d’un de ses rares sourires :