— Ma foi non ! C’est un grossier personnage et cela me suffit ! N’importe comment, depuis que Guiche est parti, les amis de Monsieur ne m’intéressent guère ! Souffrez que je leur préfère ma mère !
Bastille avait sauté en voltige à côté du cocher qui enleva ses chevaux. Isabelle changea le léger vêtement qu’elle portait pour l’épaisse mante à capuchon doublée et ourlée de vair qu’Agathe lui tendait et finalement se laissa retomber près d’elle sur les coussins de velours qui garnissaient la voiture. Elle prit quelques profondes respirations afin de calmer ses nerfs mais sans parvenir à chasser complètement l’angoisse qu’elle éprouvait et qui s’aggravait des reproches qu’elle se faisait.
Depuis combien de temps n’avait-elle pas vu sa mère ? Elle ne parvenait même pas à en situer la date. Encore ne lui avait-elle même pas dit au revoir. C’était le jour du mariage de François au château de Ligny après la sortie cruelle de son frère qui ne lui avait pas caché ce qu’il pensait de sa façon de vivre. Une poupée de Cour ! Les trois petits mots la brûlaient encore. Elle se souvenait de la douleur qui l’avait transpercée et aussi de sa fuite comme si, atteinte d’une flèche, elle avait couru dans l’espoir qu’à travers les halliers un buisson quelconque la lui arracherait…
Il n’en avait rien été et depuis c’était le silence de la famille. Pas total mais presque. De rares lettres étaient arrivées de Marie-Louise sa sœur ou de Mme de Bouteville elle-même. Lettres paisibles, reflétant la vie sereine qui était celle de Valençay en regardant grandir les enfants – Marie-Louise en avait cinq à présent ! – et embellir le château que leur père, Dominique, ne trouvait jamais assez beau ni assez grand.
Bien sûr, on l’invitait, elle, de temps en temps… et sans trop compter sur une réponse favorable. Si même on la souhaitait en écrivant. On devait redouter le tumulte et le fracas qui l’accompagnaient partout où elle se rendait… peut-être aussi sa longue liaison avec Condé toujours vivante même si, chez un homme précocement vieilli par les excès de la vie et un mal qui ne l’avait jamais abandonné tout à fait, une profonde tristesse remplaçait peu à peu les flambées fulgurantes du désir.
— Je ne pense pas que madame la duchesse devrait se tourmenter autant, émit Agathe de sa voix tranquille… Si Mme de Bouteville était malade à ce point, elle n’aurait pas quitté Valençay et Mme la marquise l’aurait appelée…
— Vous croyez ?
— Cela coule de source, il me semble. On ne laisse pas une mourante s’embarquer sur des routes fatigantes et incertaines, surtout seule. Quant à vouloir aller jusqu’à Précy, si proche évidemment, j’avoue n’avoir pas d’explication.
— Elle adore notre vieux Précy moins vaste, moins fastueux que Mello mais où elle vécut son unique bonheur et où repose mon père…
Au fond c’était à peine rassurant ! Au cas où un mal subit se serait emparé de Mme de Bouteville en cours de route, l’un de ces maux qui préludent au départ définitif, elle aurait naturellement choisi Précy pour y rendre le dernier soupir…
Conclusion, Isabelle se rongea les sangs tout au long du chemin et si visiblement qu’Agathe n’insista pas… Quand elle était dans cet état, sa duchesse n’était pas à prendre avec des pincettes. Le trajet risquait de devenir dangereux parce que les chevaux n’allaient jamais assez vite ! C’est d’ailleurs ce qui se produisit : la duchesse trépigna sans répit et quand on fut, enfin, à destination, elle sauta à terre sans attendre que l’attelage fît halte et elle tomba dans les bras de Marcelline qui veillait à la bonne marche de la maison durant les absences de Mme de Bouteville.
— Ma mère ? Comment va-t-elle ?
— Un peu mieux depuis qu’elle sait la venue de madame la duchesse, mais la nuit dernière a été mauvaise après sa dispute avec M. le duc !
— M. le duc ?
— … de Luxembourg ! Le frère de madame la duchesse !
— Si vous aviez dit M. François j’aurais compris. On commence à se perdre dans cette pléthore de titres ducaux qui nous encombrent ! Et quelle était la raison de sa présence ici ?
Tout à coup la gouvernante eut l’air si gênée qu’Isabelle eut pitié d’elle :
— Je pense que ma mère me le dira…
En dépit de son inquiétude, Isabelle éprouva une fois de plus cette sensation chaleureuse qu’aucune de ses luxueuses demeures ne lui procurait : celle de rentrer chez elle. Précy qui avait perdu depuis longtemps le puissant château féodal qu’il avait été – et que François n’avait cessé de regretter ! – n’en demeurait pas moins le foyer familial, le seul que la rude justice de Louis XIII et de Richelieu eût laissé à la veuve et aux orphelins d’un condamné. C’était à présent un manoir plus qu’un château dont un jardin et des vergers remplaçaient les sévères défenses d’autrefois. L’intérieur était à l’avenant avec ses meubles privés de dorures mais adoucis de coussins, ses tapisseries réchauffant la nudité des murs. Chose étrange, c’étaient les splendeurs peut-être excessives des hôtels de Condé et de Chantilly qui lui avaient permis d’apprécier sa vieille demeure familiale…
Une quinte de toux lui fit accélérer l’allure tandis qu’elle grimpait le bel escalier de pierre et se précipitait dans la chambre principale… qui était vide.
— Mme la comtesse est dans votre chambre, la renseigna Marcelline, qui la suivait plus lentement et en haletant.
— Et pourquoi ?
— Je pense qu’elle vous l’apprendra elle-même…
— Dis Mlle Isabelle, comme autrefois. Ce sera plus court ! lança-t-elle en s’engouffrant dans la chambre où, en effet, sa mère enveloppée de lainages, un bonnet de dentelle sur la tête, buvait le contenu d’une tisanière posée à son chevet. Sa fille ralentit l’allure pour aller l’embrasser après l’avoir débarrassée de sa tasse vide non sans que la malade eût tenté de la repousser…
— Vous voulez prendre mon mal ? bougonna-t-elle.
— Bah ! Me venant de vous je ne risque rien ! Mais d’abord comment vous portez-vous ? Avez-vous vu Bourdelot ?
— Une question à la fois, s’il vous plaît ! Il est venu, en effet, et je me sens un peu mieux. Ce sont mes bronches paraît-il parce que j’ai pris froid en arrivant ici !
— Mais pourquoi Précy ? N’aviez-vous pas envisagé de me faire le plaisir d’un petit séjour à Mello ?
— Certes mais c’est à Mello que certain bruit m’a confirmé ce que j’avais appris à Valençay !
— Et c’est ? fit Isabelle qui venait de remarquer que le portrait de son père avait émigré lui aussi dans sa chambre.
— Que votre frère fornique dans cette maison avec une théâtreuse qui joue à la châtelaine, au scandale de tout le pays. La meilleure preuve en est quand vous me trouvez dans votre lit au lieu d’être dans le mien mais à mon arrivée le couple y était déjà installé depuis trois ou quatre jours ! ! Je… je n’aurais jamais cru voir pareille indécence dans la maison de votre père, Isabelle… acheva-t-elle en éclatant en sanglots que celle-ci tenta d’apaiser en la berçant dans ses bras.
— Pourquoi donc la maison de mon père ne serait-elle pas aussi la mienne ? Et même en priorité puisque je suis son héritier.
Debout sur le pas de la porte au chambranle de laquelle il s’appuyait, François regardait les deux femmes sans la moindre tendresse. Aussitôt Isabelle reposa doucement sa mère sur ses oreillers :
— Je pourrais vous rétorquer que vous n’êtes pas seul héritier si cette discussion n’était choquante en présence de notre mère dont vous oubliez un peu vite qu’elle y est chez elle avant vous ! Si vous étiez à la rue cela pourrait se discuter, à la rigueur, mais vous ne manquez ni de terres ni de biens, monsieur le duc de Piney-Luxembourg. Votre superbe château de Ligny ne vous suffit plus ?