— Comme si vous ne saviez pas que vous ne me dérangerez jamais, si peu que ce soit ! murmura Isabelle avec un rien de mélancolie. Vous êtes en permanence à Valençay et je le comprends parfaitement. Vous pouvez y profiter de vos petits-enfants alors qu’ici vous n’avez plus que moi ! Une… poupée de Cour, selon l’expression de M. le duc de Piney-Luxembourg du haut de sa grandeur !
Sa voix se brisa sur le dernier mot, laissant transparaître la douleur causée par la nouvelle attitude – ô combien méprisante ! – de François à son égard.
Mme de Bouteville sortit aussitôt du lit, en fit le tour et vint s’asseoir auprès de sa fille qu’elle prit dans ses bras :
— Ma pauvre petite !… Quand ils ne sont pas satisfaits de leur sort, les hommes s’en vengent sur les femmes et savent trop bien comment nous faire souffrir ! Cependant je n’aurais pu croire François capable de se montrer cruel. Surtout envers vous !
— La guerre et les lauriers qu’elle procure !
— Je sais – parce que si je ne parle pas j’écoute ! –, je sais, dis-je, qu’il est un chef, un extraordinaire meneur d’hommes, doublé d’un stratège que ses soldats adoraient ! Il est peut-être même meilleur que Condé mais votre frère n’a pas encore rencontré son Rocroi et ne le rencontrera peut-être jamais. Depuis le mariage du Roi avec l’infante, les canons se sont tus, les armes ne sont plus que des objets de parade…
— Comment peut-on souhaiter la guerre et les catastrophes qu’elle génère : les campagnes ravagées, les épidémies, la misère…
— … les tambours qui battent, le tonnerre des boulets, les étendards qui claquent au vent de la charge, l’excitation du combat, le soleil de la victoire…. Même quand il pleut !…
— … Le râle des mourants, les plaintes des blessés, les pleurs des femmes et des enfants et la souffrance d’un peuple quand ce n’est pas la servitude… Je vous admire, mère, de pouvoir comprendre ! Père pourtant n’est pas mort à la guerre ?
— Non… Il aurait sans doute préféré mille fois mais le duel aussi est une bataille… et c’était un Montmorency… comme François ! Et moi qui suis sa mère qui l’aime de tout mon cœur, je préférerais le savoir au milieu d’une armée plutôt qu’à Paris avec les gens qu’il fréquente !…
— Les filles de théâtre ?
— Non, parce qu’il n’y a là rien que de très naturel ! D’autant qu’il n’y a pas que la comédie ou le ballet. Il n’est pas beau, néanmoins il plaît aux femmes à cause de ce charme dont on ne sait d’où il vient ! Mais ce n’est pas cela qui me tourmente.
— Quoi alors ?
— Ses fréquentations masculines. Un certain Jean Racine dont il est coiffé qui écrit sans doute de jolis vers mais c’est un homme méchant, de même que Louvois, le fils du chancelier Le Tellier. Ils sont plus jeunes que lui tous les deux mais ce Louvois, lui, promet d’aller loin et lui fait miroiter des merveilles. Quant à ce Racine, il lui a présenté je ne sais quels mages et alchimistes à la recherche de la pierre philosophale…
N’en croyant pas ses oreilles, Isabelle l’interrompit :
— Pardonnez-moi, mère, mais comment le savez-vous, vous qui êtes plus souvent à Valençay qu’à Précy… ou chez moi ? Ce que je déplore.
— Il ne faut pas, Isabelle ! Cela ne signifie pas que je vous aime moins que les deux autres mais à Valençay j’ai toujours de quoi m’occuper et c’est précieux à mon âge ! Auprès de François c’est à peu près impossible ! Son château de Ligny est trop vaste… et sa femme m’ennuie ! D’ailleurs je ne lui plais pas !
— Que peut-elle vous reprocher ? L’âge ne semble pas avoir prise sur vous ! Vous restez belle et fraîche. A moins… que ce n’en soit justement la raison : elle est… un brin terne ?
— Je ne sais ! Toujours est-il qu’on ne m’y verra que dans les grandes occasions ! Quant à vous…
— Ne me dites pas que je ne vous aime pas !
— Non… mais vous bougez beaucoup ! Ce n’est pas une critique : c’est normal puisque vous appartenez à la Cour où Madame vous apprécie et j’en suis, croyez-moi, enchantée !…
— … Mais vous n’avez pas répondu à ma question ! Qui vous renseigne si justement ?
— Deux personnes : ma vieille amie Françoise de Solanet, qui est à la Reine mère, et l’un de vos anciens amoureux… qui l’est resté : le président Viole !
— Lui ? Il y a une éternité que je ne l’ai vu !
— Cela tient sans doute à ce qu’il craint de vous rappeler de mauvais souvenirs mais il vous est encore très… dévoué, sourit Mme de Bouteville. Au moins, quand il m’écrit ou même vient me voir quand je suis à Précy, il peut parler de vous !…
— Je sens que nous allons avoir de longues conversations ! conclut Isabelle en riant. Car, naturellement, j’ai bien l’intention de vous garder auprès de moi quelque temps ! Ici ou à Paris !
— Je n’aime guère Paris, Isabelle.
— Pardonnez-moi ! Je devrais le savoir mieux que quiconque…
Agathe, en grattant à la porte avant de l’ouvrir, l’interrompit. Elle tenait une lettre à la main :
— Un mousquetaire vient d’apporter ceci. Une réponse est attendue.
— Un mousquetaire ? Qui l’envoie ?
— Sa Majesté le Roi ! répondit-elle en remettant le pli et en esquissant une révérence.
— Le Roi ? Que me veut-il ? s’interrogea Isabelle.
Elle retourna le message pour déchiffrer le sceau sans chercher à dissimuler une certaine méfiance.
— Ouvrez-le ? conseilla sa mère.
Le texte en était bref. Louis XIV voulait voir Mme la duchesse de Châtillon aussi tôt que possible !
— Oh non ! gémit la jeune femme. Que me veut-il encore ? On ne peut pas être tranquille cinq minutes ?
— Vous n’avez pas le choix, il me semble ! Il faut vous y rendre… et soyez rassurée je ne bougerai pas avant votre retour !
— Merci, mère ! J’espère ne pas vous faire attendre trop longtemps. Agathe, prévenez le messager que je le suis ! Je vais me préparer…
— Il n’en doute pas. On est en train de lui servir un en-cas pendant que Bastille s’apprête à vous suivre et fait atteler !
— On dirait que vous êtes toujours aussi bien servie ? commenta Mme de Bouteville. C’est très réconfortant pour ceux qui vous aiment !
— Et pour moi donc !
Tandis que son carrosse l’emmenait à Saint- Germain – où elle passerait sans doute la nuit – Isabelle pensait que Saint-Germain, avec Fontainebleau, était le château royal qu’elle préférait. Surtout en raison de son cadre. Posée sur son plateau dominant le cours de la Seine, la terrasse encore fleurie reliant le Château Neuf au Château Vieux et descendant gracieusement jusqu’au fleuve, la ville royale cernée par la forêt aux somptueux tons d’automne offrait une image de pure beauté d’où même du Château Vieux, de ses murs de briques roses et de ses chaînages de pierre blanche, émanait une sorte de grâce. L’architecture en était cependant assez sévère, quatre étages d’appartements – on en comptait soixante-sept ! – couronnés par une terrasse mais surtout, quand on pénétrait dans la cour assombrie par les restes du donjon et la chapelle construite jadis par Saint Louis, on avait l’impression d’entrer dans une forteresse.
L’appartement du Roi, voisin immédiat de celui de la Reine, se trouvait au second étage – sept pièces chacun, somptueusement décorées et meublées donnant sur la terrasse et les jardins qui les séparaient du Château Neuf, beaucoup plus aéré – un peu trop même selon ceux qui n’aimaient pas les courants d’air ! – attribué à Monsieur, Madame et leur famille… qui lui préféraient de loin leur joli château de Saint-Cloud encore en travaux.