— On lui a brûlé son château. Et ce n’est pas la seule doléance…
En effet, la liste était si longue qu’Isabelle manqua s’endormir car il la débitait en prenant soin de ne plus lui permettre d’intervenir. Elle le laissa donc aller jusqu’au bout, se contentant de soupirer quand il eut fini :
— Faites-vous Espagnol tout de suite, Monseigneur ! Vous y gagnerez au moins du temps !
— Vous trouvez que je demande trop ?
— Vous ne demandez pas, vous exigez. Et quoi ? Le beurre, l’argent du beurre et la laitière par-dessus le marché. Ce qui m’étonne c’est que vous n’ayez pas réclamé aussi la tête de Mazarin. Sans doute parce qu’il n’est pas là !
— Vous vous abusez ! Il a ramené en France une petite armée de mercenaires qu’il a confiés à je ne sais trop qui pendant son absence car la Régente…
— Il n’y a plus de Régente !
— Oh, vous m’agacez ! La Reine mère qui ne peut plus se passer de son amant l’a fait revenir discrètement et le cache je ne sais où. Voilà pourquoi ma liste est si longue : j’espère faire sortir le loup du bois et m’en emparer. Devenu mon otage, j’obtiendrai ce que je veux et il ne me restera plus qu’à le lâcher dans Paris. Et ce sera sa fin : la foule le massacrera et pendra sa dépouille au premier arbre venu… Après, tout rentrera dans l’ordre.
Ce fut le mot de la fin pour ce soir-là. Très soucieuse, Isabelle se déclara fatiguée. Elle souhaitait réfléchir. Le Prince dut ravaler sa déception et n’obtint d’elle qu’un baiser. Encore veilla-t-elle à ce qu’il ne s’éternisât pas. Il partit donc mais en promettant de revenir le lendemain « voir si elle se sentait mieux ». Tout sauf hypocrite, il n’était pas difficile de deviner ce qu’il sous-entendait ! La toilette n’étant pas son occupation préférée, il voudrait sûrement profiter du sacrifice qu’il avait consenti… les ongles repoussent si vite !
Lui parti, Isabelle descendit respirer un peu l’air du jardin. Elle avait pensé d’abord y faire servir le souper mais avait craint que la demi- obscurité et les odeurs complices n’eussent paru à son invité autant d’appels à une sensualité qui n’avait nul besoin d’encouragement… et, guimpe ou pas, Isabelle eût perdu dans l’aventure une de ses plus belles robes…
Elle fit quelques pas et alla s’asseoir sur son banc préféré quand Agathe survint en relevant ses jupes à deux mains pour ne pas se prendre les pieds dedans et, ne voyant pas sa maîtresse, l’appela en sourdine :
— Je suis là ! Qu’y a-t-il encore ? Monsieur le Prince a oublié quelque chose ?
— Non. Cette fois c’est M. le duc de Nemours. J’ai eu beau lui répéter que madame la duchesse se reposait, il m’a bousculée et s’est élancé dans l’escalier. J’ai hésité un instant à appeler un ou deux valets et j’ai préféré venir jusqu’ici !
— Vous avez bien fait ! Il ne manquait plus que lui, en vérité !
Elle se hâta de rentrer et alla se poster en bas des marches de chêne, croisa les bras et attendit que se calme, dans les hauteurs, le claquement des portes que l’on ouvrait et refermait. Enfin elle l’entendit redescendre lourdement et, quand elle le vit en haut de la dernière volée, demanda :
— On peut savoir ce que vous venez chercher ?
Il exhala un soupir de soulagement qui eût suffi à gonfler la voile d’un bateau. La vue, sans doute, de la robe de cour à la fois somptueuse et un rien sévère. L’œil de la jeune femme, lui, était nettement orageux.
— Vous, bien sûr ! répondit-il. Je venais vous saluer quand j’ai vu sortir Condé, et…
Il s’arrêta, inquiet soudain en face de ce visage hermétique :
— Et quoi ? s’impatienta Isabelle.
De plus en plus mal à l’aise, il hésita, marmonna quelque chose d’indistinct et finalement lâcha :
— Ne pouvons-nous nous entretenir ailleurs que dans cet escalier ?
— Je vous ferai remarquer que ce n’est pas moi qui l’ai choisi. Pour une raison que j’ignore, vous avez jugé urgent d’effectuer chez moi une visite domiciliaire, mais si le cabinet de musique vous agrée…
— Je préférerais… votre chambre pour ce que j’ai à dire !
— Pas moi ! Alors c’est le cabinet de musique ou… la porte !
— Va pour la musique !
Ladite pièce n’avait rien de la salle de concert. Elle tenait surtout son nom des tapisseries qui l’habillaient où dieux et déesses évoluaient gracieusement aux sons d’instruments variés. On y trouvait certainement une guitare et un théorbe sur une table, mais c’était à peu près tout. En entrant, Isabelle alla s’asseoir près de la guitare et la prit sur ses genoux en posant négligemment une main sur les cordes.
— Voilà ! Prenez un siège et dites ce qui vous amène. Vous avez vu mon cousin Condé ? Et ensuite ?
— Un doute affreux s’est emparé de moi… N’est-il toujours que votre parent… ou aussi votre amant ?
Elle prit un air rêveur et caressa les cordes du bout des doigts :
— Quittez ce doute ! Je crois qu’on peut le dire ainsi : il est à la fois mon cousin et mon amant. Satisfait ? Et pendant que j’y pense, comment va cette chère Longueville ?
A la surprise d’Isabelle, il parut soudain très malheureux et se laissa tomber à genoux :
— Pitié, Isabelle ! Ne m’accablez pas ! Je venais vers vous pour implorer votre pardon ! Je ne sais, en vérité, ce qui m’est arrivé car je n’ai pas d’amour pour elle. J’ai été victime… d’une sorte de… d’un vertige des sens, c’est le mot ! Vous étiez loin de moi ; elle s’offrait. J’ai cru, avec elle, échapper à ma mélancolie et… et voilà ! Ou plutôt me voilà à vos pieds vous suppliant de m’accorder votre pardon !
Abandonnant sa mine sévère, elle lui offrit son plus charmant sourire :
— J’aurais mauvaise grâce à vous le refuser puisque hier soir je me suis donnée à votre grand chef !
Il se figea sur place comme si le feu du ciel l’avait changé en statue de sel à l’instar de la femme de Loth, et devint rouge vif :
— Vous ?… Vous, sa maîtresse ? Un léger bruit m’en était venu mais je n’y avais pas attaché trop d’importance ! On en raconte tellement… et je ne manque pas d’ennemis !
— En tout cas il n’aura pas perdu de temps en route, votre ennemi ! L’événement a eu lieu ici même et hier soir ! Et à moins que le Prince n’en ait fait une proclamation ?…
Mais il ne l’écoutait plus. Il s’était mis à marcher de long en large dans une agitation qui allait crescendo. Puis, brusquement, s’immobilisa :
— Je ne vous crois pas ! Vous dites cela pour vous venger mais…
— Me venger ? J’aurais pu le faire depuis longtemps ! A Montargis tandis que vous gémissiez sur votre lit de douleurs, La Rochefoucauld m’a offert ses bons offices dans la même intention ! Comme si j’étais femme à me contenter des rogatons d’une autre !
Avec un air implorant, il s’approcha d’elle dans l’intention évidente de la prendre dans ses bras :
— Cessez ce jeu, mon cœur ! Il n’est digne ni de vous ni de moi !
Elle recula pour éviter son contact et d’un geste vif ôta la guimpe de dentelles voilant la naissance de sa gorge et de ses épaules :
— Ceci suffira-t-il à vous convaincre ? Les griffes du lion ont laissé leurs traces sur moi !
Il poussa un cri et s’enfuit en pleurant…
1 Ingeburge de Danemark, seconde épouse de Philippe Auguste, et Jeanne de Bourgogne, femme de Philippe VI.
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Les canons de la Bastille