En fait le mariage d’Isabelle ne se trouva retardé que de quelques semaines. Dans les derniers jours de février, Christian était de retour et, dès le lendemain – le 28 –, on signait le contrat chez Isabelle en son hôtel de la rue Neuve-Saint- Honoré. Un contrat qui faisait d’elle une femme richissime ! Enfin, le 3 mars, l’union était sanctifiée sans faste aucun dans l’église Saint-Roch qui était la paroisse de la fiancée. On était en carême mais l’archevêché avait accordé les dispenses nécessaires… et le duc de Luxembourg-Piney, prince de Tingry depuis peu, avait réclamé l’honneur d’être le témoin de sa sœur.
Il n’avait pas désarmé pour autant !
— C’était bien la peine de faire tant d’histoires quand nous servions sous la bannière espagnole, Condé et moi ? lui décocha-t-il d’entrée de jeu. Vous devenez allemande à présent ?
— Le Mecklembourg est en paix avec la France, répondit-elle vertueusement, et son prince fait allégeance à notre Roi. Vous n’allez pas lui chercher querelle au moins ?
— Oh, je m’en garderai… sauf s’il m’y obligeait. S’il vous maltraitait par exemple ? A moins que vous ne l’ayez mérité. Ce qui ne me surprendrait pas…
— Cessez de proférer des âneries. Je suis très satisfaite de mon sort. Plus que vous peut-être ? Je me suis laissé dire que vous donniez dans l’alchimie ? Etrange occupation pour un guerrier !
— Mêlez-vous de ce qui vous regarde ! Comme si une femme pouvait comprendre quoi que ce soit à…
— Pourquoi pas ?
— Le cerveau d’une femme n’est pas bâti pour cela ! Occupez-vous plutôt du bonheur de votre époux ! Il fait de vous une princesse ! Pas comme les autres, il est vrai ! Souveraine des Vandales ! Ce n’est pas donné à n’importe qui mais cela pourrait vous aller comme un gant ! En remerciement vous lui pondrez j’espère nombre de petits Vandales ! Quelle intéressante famille nous allons avoir là !… fit-il en éclatant de rire.
Furieuse, elle prenait son élan pour lui taper dessus quand une poigne solide la retint. En même temps une voix autoritaire – celle de Condé qui venait d’entrer discrètement – tonitrua :
— Cela suffit, François ! Il n’est pas d’usage que le témoin d’un mariage insulte la personne qu’il est censé soutenir. Il fallait refuser. Or tu l’as demandé ! Pourquoi ?
— Pour voir la tête de ce nouveau parent inattendu ! Un Vandale, autrement dit un barbare, ce qui suscite ma curiosité ! Et si je ne me trompe vous êtes là pour les bénir, Monseigneur ?
Pour l’avoir si longtemps employée, l’appellation lui était venue spontanément aux lèvres et fit sourire Condé :
— Tu es prince, toi aussi ! Et je ne suis plus ton seigneur !
François détourna la tête peut-être pour cacher une émotion :
— Vous le serez toujours pour moi ! En outre, vous êtes altesse royale, ce que je ne pourrai être ! Et pourquoi êtes-vous venu ? N’est-elle plus votre maîtresse ?
— Elle est ma tendre amie et le restera. Ne pouvant l’épouser je préfère la confier à un brave homme, sans doute pas d’une intelligence extrême mais il va la placer assez haut pour qu’elle n’ait plus à redouter les avanies d’une Cour sans cesse à la recherche de coups de griffes à distribuer. Et maintenant il est temps de se rendre à l’église. On ne fait pas attendre Dieu !
Et il la conduisit lui-même à l’autel.
Son premier – et si tumultueux mariage ! – s’était déroulé dans une telle atmosphère de folie qu’Isabelle, tout à son bonheur, avait prêté peu d’attention aux paroles sacramentelles qu’on lui faisait prononcer. Ce soir-là, elles lui furent lourdes de signification quand elle s’entendit promettre amour, assistance et fidélité à ce grand lourdaud qui la regardait avec des yeux mourants…
Ce tantôt, au cours de sa brève passe d’armes avec François, elle s’était déclarée parfaitement satisfaite de son sort. C’était vrai en ce qui touchait son statut mondain. Elle était duchesse régnante, princesse et même reine pour les descendants des tribus barbares implantées sur les terres froides de Poméranie. A ce propos et se souvenant du pari jadis passé entre elle et Mme de Longueville, elle pensa qu’elle avait gagné la partie et qu’elle devrait peut-être envoyer un ruban aux couleurs du Mecklembourg à son ancienne rivale mais ne s’y attarda pas longtemps. Une future religieuse n’avait que faire d’un ruban, fût-il le plus riche du monde !
Pour ces raisons, elle avait juré sans arrière-pensée, oubliant qu’il y avait dans la vie humaine autant de nuits que de jours ou à peu de choses près. Or, ce fut une évidence sans agrément quand, le matin, elle quitta le lit nuptial où Christian ronflait avec une application digne d’éloges pour se confier aux soins d’Agathe venue porter le bouillon du « lendemain » dont elle ne but que quelques gouttes avant de se retirer dans le cabinet de toilette – toujours agencé avec un soin particulier dans chacune de ses résidences ! – avec l’impression d’être une barque malmenée par la tempête qui trouve enfin un port.
Avant même d’avoir jeté un regard au grand miroir devant lequel elle passait des heures si réconfortantes, elle entendit le cri étouffé d’Agathe :
— Doux Jésus ! Madame la duchesse est… couverte de « bleus » ! Son… son époux l’aurait-il battue ?
Simultanément, elle ôtait le léger peignoir dont elle avait enveloppé sa maîtresse au saut du lit découvrant l’incroyable réalité :
— Par tous les saints du Paradis ! gémit Isabelle en face de son corps couvert de traces multicolores, bleues, rouges, jaunes, violettes, laissées par les doigts et la bouche de son conjoint, je ressemble à une galantine truffée !
Elle aurait dû s’y attendre, ayant vécu la nuit de noces la plus éprouvante qui soit ! Non seulement son Christian n’avait pas manqué d’ardeur mais il avait péché par excès plutôt que par défaut. Entre plusieurs assauts, car il semblait infatigable, il avait malaxé, trituré son corps dont la peau délicate présentait ici et là quelques griffures. Le visage, lui, était intact… ou à peu près, bien que les lèvres fussent anormalement gonflées et les yeux cernés d’un assez joli mauve !
— Comment affronter les visites de lendemain de noces arrangée comme me voilà ? gémit-elle. A moins de revenir à la mode espagnole avec fraise autour du cou et manches au poignet !…
— Le mieux serait de vous déclarer souffrante… et d’envoyer Monseigneur le duc dormir ailleurs…
— Mais ce n’était que la première nuit ! se lamenta Isabelle. Et il y en aura d’autres ! Beaucoup d’autres et, au train où il y va, je ne résisterai longtemps !…
— Si madame la duchesse me permet un conseil, ce serait d’ordonner au valet de M. le duc de lui couper les ongles à ras ! Ce sera toujours autant de gagné…
1 C’est du moins ainsi que l’a dépeint La Bruyère. Saint-Simon l’a dit « extraordinairement borné » et la Palatine assurait qu’il était « bien élevé et raisonnait avec justesse » !
2 1 pied = 0,3248 mètre. Donc il mesurait environ un mètre quatre-vingt-quinze.
3 Charles II appelait affectueusement sa sœur ainsi.
4 Son fils, Enghien, venait d’épouser Anne de Bavière.
11
Le sang et la boue
En dépit de nuits peu agréables dont elle s’efforçait d’ailleurs de réduire la fréquence, Isabelle connut une période des plus satisfaisantes pour son orgueil et sa vanité. Tout lui souriait à commencer par le Roi, les Reines, et bien entendu Madame, enchantée du bonheur de son amie. L’annulation du mariage de Christian avec sa cousine avait été proclamée publiquement et solennellement en vertu d’un bref du pape confirmé par décret de l’Empereur. Son époux la couvrait de bijoux et partout elle était la plus belle, la mieux parée. C’était délicieux, enivrant même… et cette béatitude dura quinze jours !