— Mais parce qu’en ne reconnaissant pas les droits de Mme la duchesse alors que le duc est toujours en Allemagne à chicaner avec ses cousins, cela signifie que le Roi considère son mariage comme nul et, en la tenant à l’écart de la Cour, qu’il ne lui accorde pas beaucoup de considération !
— Mais le duc va revenir un jour ?
— Avec ces Allemands on ne sait jamais ! Surtout celui-là ! Si cela se trouve il a déjà oublié qu’il est marié !… conclut-il en riant.
En retournant auprès d’Isabelle, Condé s’étonna lui-même d’avoir « bavardé » – le terme n’était pas trop fort ! – avec un simple serviteur. Peut-être parce que ayant si souvent commandé des armées il avait – tout comme François d’ailleurs ! – appris à juger les hommes à leur valeur exacte. Celui-là avait l’honneur et le dévouement à fleur de peau et Gaspard de Châtillon ne s’était pas trompé en confiant à sa loyauté la femme qu’il aimait et l’enfant qu’elle portait !
Il s’apprêtait à remonter quand la voiture de Bourdelot entra dans la cour du château. Pas très satisfait : on l’avait dérangé alors qu’il était sur le point de passer à table et il avait horreur d’être perturbé dans ses habitudes. Connaissant bien Condé, il ne le lui cacha pas :
— J’espère que c’est grave au moins ?
— Une tentative de suicide sur un organisme affaibli par la maladie ! Vous devriez me connaître assez, Bourdelot, pour savoir que si je dis que c’est grave c’est que c’est grave ! Votre gourmandise attendra ! Et entre parenthèses, vous devriez vous mettre à la diète ! Vous grossissez…
Une heure après, Isabelle oubliait ses chagrins et s’endormait paisiblement sous un léger opiat tandis que le médecin s’en retournait à son repas interrompu.
Condé rentra aussi chez lui afin de prendre ses dispositions pour être aux aurores à Saint-Germain où il voulait arriver tôt, désirant être présent au lever de Louis XIV.
Durant la toilette, il revenait aux princes du sang de lui passer sa chemise. Et Condé entendait ne céder ce privilège à personne.
Or, il y avait beaucoup de monde, ce matin-là, rassemblé dans l’antichambre royale et, comme c’était à qui parlerait le plus fort pour se faire entendre – chose que le Roi détestait ! – Condé prit le risque de crier plus fort que les autres :
— Messieurs, messieurs ! Avez-vous oublié que Sa Majesté a l’oreille délicate et que ce vacarme infernal l’insupporte ? A quoi pensiez-vous donc, Saint-Aignan, en n’imposant pas le silence ?
— Encore faut-il pouvoir !… émit l’intéressé d’une voix à peine audible.
— Monsieur le Prince a tout à fait raison, dit le duc de Créqui, et nous allons demander le pardon du Roi mais certains d’entre nous ont à se plaindre d’un petit livre qui semble s’insinuer partout depuis hier et qui…
— Peut-être celui-ci ? avança Condé en le sortant d’une poche.
— C’est cela même ! Plusieurs d’entre nous, dis-je – et non des moindres ! –, se trouvent ridiculisés dans l’une ou l’autre de ces historiettes qui, sous le manteau de la bonne humeur et de l’esprit, égratignent plus ou moins cruellement ! Nous souhaitons obtenir de Sa Majesté qu’elle nous accorde le droit de réclamer réparation par les armes ! reprit Créqui que Condé tira à part en le prenant par le bras.
— Vous me permettrez de faire passer avant vous une noble dame qui m’est chère, dont l’époux est absent.
— Il est vrai qu’elle donne parfois…
— Je vous en prie, mon cher duc ! Son cas est grave et si je vous en parle c’est parce que je vous sais homme d’honneur ! Dans un moment de désarroi elle a voulu… attenter à ses jours !
— Mon Dieu !… Pauvre femme ! Vous allez en informer le Roi ?
— En partie, oui ! Il doit comprendre que cet écrit n’est pas seulement ignoble mais aussi meurtrier…
— En l’absence de l’époux, le duc de Luxembourg ne devrait-il s’en charger ? avança Créqui. Bien que selon ce vilain écrit sa sœur l’y insulte copieusement !
— Je ne sais où le joindre et c’est pourquoi je voudrais le prendre de vitesse ! Il n’est pas pour rien le fils de Montmorency-Bouteville !
A cet instant les portes s’ouvrirent et le Roi parut. Le silence fut immédiat. Il s’approcha des deux hommes courbés dans leurs saluts.
— Voyons ce mauvais livre ! dit-il froidement.
Condé ploya le genou pour le lui remettre mais dut attendre qu’il eût mis ses gants. Il jeta un regard de dégoût sur l’objet du scandale avant de le passer à Saint-Aignan qui le suivait avec une grimace de dégoût lui aussi :
— Gardez cela pour plus tard !
— Nous devons d’abord entendre la messe afin que le Saint-Esprit veuille nous éclairer, et la Reine nous attend, rejoignons-la !
Tandis que le cortège mené par les gardes du corps se mettait en marche, Condé rejoignit Saint-Aignan :
— Si la messe dure plus que d’habitude, Bussy-Rabutin, pour peu qu’il ait un ami dans cette chambre, aura largement le loisir de filer se mettre à l’abri.
— Il m’étonnerait que quelqu’un s’y risque ! L’affaire de Mme de Miramion est arrivée il n’y a pas si longtemps aux oreilles de Sa Majesté…
— L’affaire de Mme de Miramion ?
— Une jeune veuve assez charmante pour qui Bussy s’est pris de passion. Elle l’évitait mais, pensant que cette attitude était due à la pudeur naturelle d’une femme pieuse et discrète, il l’a tout bonnement enlevée au sortir d’une église et conduite chez lui en Bourgogne où il voulait l’épouser mais elle a crié si fort et l’a traité si mal qu’il a été obligé de se rendre à l’évidence : elle n’était pas séduite le moins du monde et Bussy a dû la relâcher avec des excuses. Toutefois ni elle ni les siens n’entendent en rester là et portent plainte…
— Et après un coup pareil, il écrit ce bouquin ? Il doit être fou ?
— C’est possible ! Et je serais fort étonné que le Roi lise sa production.
— La raison ?
— Il s’en remet à moi parce qu’il craint de rencontrer La Vallière au détour d’une page et redoute la colère. C’est donc à moi qu’en incombe la lecture. Mais je serais surpris si Bussy y a fait allusion ! Il faudrait vraiment qu’il ait perdu la tête pour aller jusqu’au sacrilège !
— Si c’est cela, je peux vous rassurer : elle n’y est pas mentionnée ni le Roi évidemment mais pour ce qui est de la folie, je peux vous confier qu’il insulte quasiment tout le monde. Y compris moi et même sa charmante cousine la marquise de Sévigné dont il est plus ou moins amoureux !
— Tant mieux, en ce cas ! Plus on sera nombreux et plus il risquera d’être envoyé aux Petites Maisons3.
La tempête fut brève : le lendemain, le comte de Bussy-Rabutin était arrêté et conduit, non chez les fous, mais à la Bastille pour y rester aussi longtemps qu’il plairait au Roi…
Sortie de ce péril et bien que toujours souffrante, Isabelle reprit sa correspondance avec Lionne. N’ayant encore reçu aucune nouvelle du Roi, non seulement elle n’était pas reconnue comme duchesse souveraine du Mecklembourg mais, à l’exception de rares amis, la Cour continuait de la bouder.
« Je vous avoue, écrivait-elle au ministre devenu en quelque sorte son confident, que je n’ai, de ma vie, trouvé le monde si détestable et, quoi que j’éprouve toutes les rigueurs imaginables de Sa Majesté, je me flatte au travers de tout de penser que s’il les savait il serait touché de compassion… »
Ce en quoi elle se leurrait, la compassion étant un sentiment à peu près inconnu de Louis XIV. Elle écrivit même :
« Lorsque l’on me dit que le Roi me hait, je n’ai pas la force de répondre car j’en ai une infinité de preuves lesquelles me font trouver la vie si insupportable que j’en désire la fin avec autant de passion que je suis tout à vous4… »