En dépit d’un bain chaud qui lui fit grand bien en détendant ses nerfs, Isabelle dormit « en pointillés » cette nuit-là, tourmentée par l’étrange tournure prise en à peine vingt-quatre heures par sa vie sentimentale passée du vide absolu à un trop-plein qui n’allait pas sans l’embarrasser. La conquête de celui qu’elle avait aimé dès le premier regard échangé l’emplissait d’une joie profonde – même si elle présentait quelques épines ! D’autre part, elle reconnaissait volontiers qu’elle avait souffert de la défection de Nemours tombé dans les filets de sa pire ennemie… Nemours était un homme délicieux et un merveilleux amant… ce qui n’était pas le cas de Condé, trop pressé et brutal. La déception avait été forte de se voir délaissée ainsi. Et pour qui !
Aussi, peu tentée par la position extrême de l’âne de Buridan qui, affamé et assoiffé mais placé à égale distance d’un picotin et d’un seau d’eau, se laissa mourir faute de décider lequel était le plus urgent, Isabelle, à l’issue de cette nuit… choisit tout simplement de garder les deux… Elle aurait au moins réussi une œuvre méritoire, si elle pouvait arracher Nemours au fangeux chemin de la trahison – ce qui peut-être convaincrait aussi François. Mais d’abord pousser Condé à reprendre les négociations avec la Cour… même si elle n’y croyait pas vraiment.
La suite des jours à venir allait mettre sa diplomatie à rude épreuve. Condé qui entendait la surveiller comme du lait sur le feu eut une idée de génie – selon lui ! – inspirée par le retour à ses côtés de son ami Nemours qu’il croyait définitivement rangé dans le sillage de Mme de Longueville en vertu de ce principe élémentaire qu’il était malséant de quitter une déesse dès l’instant où elle avait daigné vous attacher à sa personne… Il convenait donc de le surveiller sans en avoir l’air.
Aussi dès le matin suivant se faisait-il annoncer chez celle qu’il considérait déjà comme sa propriété. Isabelle qui – rappelons-le ! – avait fort mal dormi – et on pouvait en lire les traces sur son visage – lui fit répondre qu’étant souffrante elle avait pris médecine et le priait de l’excuser. Cependant il insista : il ne la dérangerait pas mais il était de la dernière importance de pouvoir échanger quelques mots avec elle !
Que pouvait-il y avoir de si urgent pour lui tomber ainsi dessus dès potron-minet ? Le sachant capable de passer outre à toute interdiction, elle appliqua sur son visage une crème au blanc de céruse qui le pâlit, ombra légèrement ses paupières inférieures, ramassa ses cheveux dans un bonnet de dentelle, enfila une camisole et retourna se coucher tandis qu’Agathe disposait à son chevet une tisanière et un flacon d’eau de senteur, puis s’enfonça dans ses draps et envoya chercher son visiteur.
Ne croyant absolument pas à la maladie soudaine d’une femme qu’il avait vue resplendissante – sévère mais resplendissante ! – quelques heures plus tôt, Condé ne cacha pas sa surprise :
— Quoi ? Vous êtes réellement souffrante ? (Puis avec un sourire entendu :) Nemours aurait-il osé vous maltraiter ?
— Me maltraiter ? Où vous croyez-vous donc ? Il n’y a que vous, Monseigneur, pour en avoir seulement l’idée ! Et à quel titre s’il vous plaît ?
— Ne vous fâchez pas, de grâce ! Je vous demande pardon. D’autant que je ne viens que demander votre aide !
— Mon aide ? En quoi ? Je ne parle pas l’espagnol.
— Oh, vous êtes insupportable. La malade que vous êtes de toute évidence devrait se ménager davantage.
Cette fois elle ne put s’empêcher de rire, se redressa, donna deux ou trois coups de poing à ses oreillers et resta assise en s’y adossant :
— Voilà ! Je suis tout ouïe !
Il exposa alors l’ensemble de ses soucis après la réception plutôt fraîche reçue à Saint-Germain :
— Outre que je ne me sente plus très en sûreté à l’hôtel de Condé, je vous avoue que je ne sais plus à quel saint me vouer et j’ai besoin de conseils.
— De conseils ? Vous n’en manquez pourtant pas…
— Justement ils sont trop nombreux et souvent d’avis si différents que je ne peux me résoudre à écouter celui-ci de préférence à celui-là1.
— Vous voulez venir habiter ici ? Je peux vous dire tout de suite que ce n’est pas une bonne idée…
— Non. Je veux seulement y rassembler mes amis sous votre égide et ce que je vous propose c’est le rôle d’arbitre. Vous ne perdez jamais la tête… du moins à ma connaissance, ajouta-t-il avec l’ombre d’un sourire. La façon dont vous avez enlevé ma mère sous le nez de M. Du Vouldy en est la meilleure preuve ! Et puis… j’ose espérer que vous m’aimez un peu ? Alors, aidez-moi !
— Je ne dis pas non, mais si vous n’êtes pas à l’aise chez vous, que ne retournez-vous à Saint- Maur comme vous l’avez déjà fait ?
— Il faudrait pour cela que vous veniez vous y établir… et ce serait certes empiéter sur une liberté à laquelle vous semblez tenir, répondit-il, affichant une mine tellement confite qu’Isabelle, oubliant ses maux supposés, se remit à rire.
— Quel bel hypocrite vous faites, Monseigneur ! Vous ne le proposez pas parce que vous savez parfaitement que je refuserais. Cela posé, continua-t-elle le payant de la même monnaie, je ne vous cache pas que je n’avais pas l’intention de rester à Paris. Les beaux jours sont venus et j’ai grande envie de revoir Mello… et mon fils !
— Vous l’avez laissé seul là-bas ?
— Non. Ma mère veille sur lui. Peut-être même l’a-t-elle emmené à Précy. Elle n’aime pas être longtemps éloignée de son chez-elle ! Mais revenons à votre problème. Si vous voulez tenir conseil ici, je n’y vois pas d’inconvénient et, si vous le demandez, je vous donnerai mon avis…
— … Et peut-être me permettrez-vous de… m’attarder auprès de vous ?
— Nous verrons ! Une question, cependant ! Je ne veux à aucun prix recevoir chez moi Mme de Longueville et je suppose qu’elle joue un rôle important dans votre « conseil » ?
— Rassurez-vous ! Elle en est absente. Elle se trouve actuellement en Guyenne avec mon jeune frère Conti et ils ont fait de Bordeaux le centre privilégié des négociations avec l’Espagne… Selon la façon dont tourneront mes pourparlers avec la Cour, elle saura quelle conduite tenir.
— J’ose espérer qu’elle ne prendra pas sur elle de signer quoi que ce soit en votre nom ?
— Non ! Bien sûr que non ! Elle n’oserait !
— Elle ? Ne pas oser ? Ou elle a énormément changé ou vous la connaissez mal ! Nous pourrons nous estimer heureux si elle ne nous arrive pas un beau jour flanquée d’une armée espagnole avec tambours et trompettes par-dessus le marché. Vous aurez alors le choix entre tomber dans ses bras ou l’exécuter à coups de mousquet !… Et je ne vous envie pas !
— Vous exagérez ! Elle ne veut que mon bonheur !
— A condition qu’il serve sa gloire ! Or, ne vous y trompez pas, Monseigneur, la gloire m’importe peu à moi. En revanche, je tiens particulièrement à ce que le vainqueur de Rocroi et de tant d’autres batailles reste prince français et à ce que, étant donné l’attachement qu’il vous montre, le dernier des illustres Montmorency n’aille pas le payer de sa tête ! Parce que si ce malheur devait arriver, vous auriez en moi une implacable ennemie !
— Je croyais que vous m’aimiez ? Du moins l’avez-vous dit !
— Je souhaite pouvoir le dire encore ! Cela dépend exclusivement de vous, Monseigneur !
— Alors je vous donne toutes assurances ! Pouvons-nous nous réunir une première fois ce soir ?
— Oui mais pas à une heure indue : cela ferait par trop de conspirations…