Le retour en France fut quasi triomphal et Isabelle pensa vivre un rêve quand son escorte la conduisit, non à Saint-Germain comme elle s’y attendait, mais à Versailles, le fabuleux palais où le Roi et sa Cour venaient de s’installer à titre permanent. N’en ayant pas la moindre idée, Isabelle fut éblouie. De sa vie elle n’avait contemplé pareille merveille, et y être reçue avec les honneurs était enivrant… mais elle ne sentit pas l’envie d’y vivre. Il y avait trop de monde ! Et un monde qu’elle ne reconnaissait plus. Par exemple Monsieur, qu’elle détestait toujours autant, s’était remarié très vite – quatorze mois après la mort de Madame. Il avait épousé son contraire : une jeune Allemande taillée comme un grenadier, pourvue d’un appétit égal à celui du Roi. Grande buveuse de bière et montant à cheval comme un hussard, capable de suivre une chasse pendant des heures et d’aller danser ensuite. Bref, elle s’appelait Elizabeth-Charlotte de Bavière, princesse Palatine, infatigable épistolière devant l’Eternel. Au demeurant une excellente femme, une bonne mère – Monsieur n’avait pas encore compris comment il avait réussi à lui faire trois enfants ! – ayant son franc-parler, ce qui amusait beaucoup le Roi, et parfois un vocabulaire à faire rougir un corps de garde.
Côté favorites, La Vallière ayant rejoint depuis longtemps les Carmélites, l’éblouissante Montespan régnait mais commençait à décliner au profit de la gouvernante des enfants qu’elle avait donnés au Roi et cette femme avait entrepris de le ramener dans le giron de l’Eglise. Autour de ce noyau central tout un univers vivant l’œil fixé sur le souverain, guettant ses humeurs, ses froncements de sourcils comme la moindre de ses paroles. Un monde pour ainsi dire asservi ! Oui, c’était le mot qui convenait. Et Isabelle ne souhaitait pas s’y mêler. Elle se sentirait mieux à Paris. Mais où ?
N’en ayant plus l’usage, elle avait revendu son hôtel de la rue Saint-Honoré et ne voulait à aucun prix regagner l’hôtel de Mecklembourg où Christian vivait quand il n’était pas à Schwerin. Leur mariage était à présent purement nominal et ils se voyaient le moins possible. A l’hôtel de Condé, la nouvelle situation du maître lui interdisait d’accueillir celle qui n’avait pas cessé d’être sa maîtresse, même si les épanchements s’y raréfiaient. En effet, peu après la fuite d’Isabelle pour le Mecklembourg, un drame s’était déroulé. Lasse des éternels dédains de son époux, Claire-Clémence avait oublié ses devoirs dans les bras d’un beau valet de chambre nommé Duval, ce qui avait fort contrarié l’un des pages de la maison, le jeune Bussy2. Les deux garçons se battirent dans la chambre même de la princesse qui fut blessée. Arrêté, Duval fut envoyé aux galères mais n’y arriva pas. Il mourut empoisonné en chemin. Bussy fut emprisonné. Quant à la princesse, son époux la fit enfermer dans le donjon de Châteauroux où elle fut traitée et servie selon son rang mais d’où elle ne sortit que morte3.
Qui donc offrit alors l’hospitalité à Isabelle ? Tout simplement Anne-Geneviève de Longueville, entrée moralement en religion et qui la reçut en l’embrassant :
— Vous avez beaucoup à me pardonner, ma cousine, mais j’aimerais qu’à présent vous voyiez en moi une sœur affectueuse et vous êtes ici chez vous !
— Merci, ma cousine ! Je ne saurais vous dire à quel point votre accueil me touche.
— … Mais n’oubliez pas que vous me devez quelque chose !
— Quoi donc ?
— Mais un ruban ! Princesse et duchesse souveraine, vous m’avez battue !
— Non, fit Isabelle gravement. Tournée vers Dieu vous êtes plus haute que je ne le serai jamais ! Je vous rendrai seulement votre ruban noir que j’ai soigneusement conservé…
Ce fut pour Isabelle une période de douceur ineffable vécue entre les Condés et sa propre famille à l’exception de François. Devenu maréchal de France, il était aux armées plus souvent que chez lui.
Il semblait en effet que l’Europe des Bourbons, des Habsbourg – de Madrid ou de Vienne ! –, des Stuarts ou des princes d’Orange devenus Hollandais fût incapable de marcher à l’unisson mais l’éclat du Roi-Soleil allait grandissant avec la splendeur de Versailles. Isabelle, encore parée d’une beauté qu’adoucissaient les mèches argentées de sa chevelure mais qui, avec le temps, devenait plus fragile – « Une rose d’automne est plus qu’une autre exquise… » –, avait tourné la page des amours fracassantes et des folies. Elle se partageait entre la Cour, celle de Chantilly dont Condé avait fait une merveille, son cher Mello où elle aimait à recevoir et le château de Valençay, chez sa sœur, où elle retrouvait ses neveux et nièces qu’elle dotait, les finances de leur père étant toujours plus ou moins malmenées par les « embellissements » d’un château par ailleurs très réussi !
Elle allait aussi chez sa mère à Précy mais jamais à Ligny ou à Piney chez François dont elle ne pouvait supporter l’épouse… ce qui était réciproque !
Quant aux relations avec son époux, elles restaient houleuses les rares fois où ils se rencontraient, Christian ayant enfin compris que ses sujets – Vandales ou autres ! – pouvaient avoir besoin de lui.
Tout allait donc pour le mieux quand se produisit l’impensable : l’abominable affaire des Poisons à laquelle avait préludé l’exécution de la marquise de Brinvilliers. Appréhendée par le lieutenant général de police, Gabriel Nicolas de La Reynie, une poignée de sorciers, devineresses, mages, prêtres dévoyés furent envoyés à la Bastille, et à Vincennes quand il n’y eut plus assez de place. Un tribunal d’exception, la Chambre Ardente, fut créé pour juger ces misérables… qui se mirent à dénoncer à tour de bras leurs « clients » ou supposés tels. Ce fut une véritable marée d’arrestations et l’une des plus retentissantes fut celle du maréchal de Luxembourg, alors capitaine de gardes du corps de Louis XIV, et en plein Versailles.
Conduit à la Bastille, François, stupéfait, apprit qu’il était accusé d’avoir « demandé au Diable la mort de sa femme, celle du maréchal de Créqui, le mariage de sa fille avec le fils de Louvois et de réaliser des prouesses à la guerre plus qu’il n’en avait fait jusque-là ».
Ces quelques mots contenaient la cause première d’une arrestation aussi spectaculaire : Louvois ! Le tout-puissant ministre haïssait Luxembourg d’autant plus qu’ils avaient été amis autrefois, à l’époque où, pour s’occuper et se distraire, François s’était mis à la recherche de la pierre philosophale et avait fréquenté un certain Lesage devenu l’une des clefs de voûte de la ténébreuse affaire. Avec Louvois les relations s’étaient détériorées quand, rentré aux armées par la petite porte après avoir fait sa soumission au côté de Condé, Louvois s’était arrogé le droit de confier à son « ami » des missions qui relevaient davantage du pillage et même du ravage que de l’occupation normale d’une région. Seulement il y avait Condé prêt à en découdre pour défendre celui qu’il considérait comme un frère ; il ne fallait pas oublier l’immense talent militaire de François ni qu’il était devenu duc de Luxembourg et pair de France. Louvois avait été contraint de rentrer ses griffes. Du moins en apparence. En réalité il avait laissé toute latitude à Lesage pour accumuler les accusations déshonorantes… et Luxembourg était resté plus d’un an à la Bastille.
Isabelle s’était battue comme une lionne pour sauver son frère. Elle avait dépensé une fortune pour réfuter les accusations de Lesage sachant bien que c’était contre le puissant ministre qu’elle luttait. Des libelles infâmes couraient alors Paris, la province… et l’armée où les soldats qui adoraient leur chef faillirent se mutiner. La plume d’Isabelle reprit une activité intense pour libérer François. L’horreur qu’elle conservait du poison depuis la mort de Madame la galvanisait. Enfin elle alla voir le Roi…