J.M.G. LE CLÉZIO
Printemps et autres saisons
J.M.G. Le Clézio est né à Nice le 13 avril 1940 ; il est originaire d’une famille de Bretagne émigrée à l’Île Maurice au XVIIIe siècle. Il a poursuivi des études au Collège littéraire universitaire de Nice et est docteur ès lettres.
Malgré de nombreux voyages, J.M.G. Le Clézio n’a jamais cessé d’écrire depuis l’âge de sept ou huit ans : poèmes, contes, récits, nouvelles, dont aucun n’avait été publié avant Le procès-verbal, son premier roman paru en septembre 1963 et qui obtint le prix Renaudot. Son œuvre compte aujourd’hui une vingtaine de volumes. En 1980, il a reçu le Grand Prix Paul Morand décerné par l’Académie française pour son roman Désert.
Printemps
Ça me fait quelque chose quand les jours s’allongent, que la lumière grandit et que le soleil se couche de plus en plus à l’ouest, au-dessus des collines, comme s’il allait faire le tour complet de l’horizon. Il y a du pollen dans l’air, des moucherons, beaucoup de choses minuscules qui tourbillonnent. J’ai l’impression que tout bouge et danse partout, dans le genre d’un tressaillement.
C’est la première fois que je sens cela. Il me semble que jusqu’à maintenant, ça ne m’était jamais arrivé. Pourtant j’étais contente à l’arrivée du printemps, mais je ne voyais pas les choses bouger. C’était comme cela, autrefois, à Nightingale. Ensuite, quand nous sommes venus en France, je n’avais pas besoin de m’arrêter pour voir danser le pollen et les moucherons, pour compter les étincelles de la mer. Je ne m’occupais plus des saisons.
C’était peut-être à cause de l’endroit où j’habitais, cette vieille maison silencieuse sur la colline des Baumettes, au-dessus du nuage laiteux de la ville. Elle s’appelait la Roseraie, mais on aurait mieux fait de l’appeler la maison aux acanthes, parce qu’elles avaient envahi tout le jardin. En tout cas, c’est ce que disait le Colonel.
Il y avait des terrasses abritées, de hautes fenêtres avec des volets gris perle, des tapis, des portes vitrées. Je n’avais jamais fait attention au luxe, parce que je vivais dans cette maison protégée comme dans un château. Je me souviens, quand nous sommes arrivés dans cette ville, après Nightingale, le Colonel m’avait emmenée en bas, dans les vieux quartiers autour du port. J’avais onze ans, et je n’avais jamais encore vu cela. J’avais très peur, enfin, ce n’était peut-être pas exactement de la peur, plutôt une sorte d’horreur, un sentiment de répulsion pour tout ce que je voyais dans cette ville basse, les ruelles étroites, sales, le linge suspendu entre les immeubles, les façades lépreuses, les portes qui ouvraient sur des escaliers noirs qui soufflaient une odeur froide de cave. Et les gens, surtout, tous ces gens qui marchaient, si nombreux, cette foule serrée, ces visages, ces regards, ces bruits de voix et ces cris, ces mains qui vous touchaient, qui vous frappaient. Ces gens étaient venus d’un autre monde, ils étaient si pauvres, ils semblaient surgir du fond des caves humides comme des grottes, leurs visages étaient tachés d’ombre.
J’avais serré très fort la main du Colonel Herschel, je lui avais dit : « Viens, allons-nous-en, partons d’ici ! » Mais lui m’avait serré la main encore plus fort, et il avait continué à marcher dans les ruelles, jusqu’à ce qu’on ait traversé complètement la vieille ville et qu’on soit sortis du côté de la mer. Un autre jour, comme je m’écartais d’un mendiant qui tendait la main à la sortie d’une église, il s’était mis en colère : « Les pauvres ne sont pas des malades ! » Il avait dit cela, je m’en souviens, et de la honte que j’avais ressentie.
Le Colonel Herschel, je l’ai toujours appelé comme cela, je ne sais pas pourquoi. Quelquefois je l’appelais Colonel, tout simplement, c’était le petit nom que je lui avais donné. C’était drôle, parce qu’il est plutôt petit et mince, et ce nom était très solennel. Amie disait que c’était à cause des gens qui venaient le voir, autrefois, et que j’avais répété le nom qu’on lui donnait : Colonel, mon Colonel. Amie s’appelait Aimée de son vrai nom. Alors je disais qu’ils étaient mes vrais parents. Je connaissais ma mère mais elle m’était indifférente. Je n’imaginais pas que j’allais tout quitter, la ferme de Nightingale avec ses champs immenses, et puis la vieille villa sur les collines, les jardins où les merles crient chaque soir, pour venir justement dans l’endroit qui m’avait fait tellement horreur la première fois que j’avais marché dans la vieille ville avec le Colonel Herschel. C’est arrivé brusquement durant l’hiver, quand ma mère est revenue et qu’elle m’a prise avec elle.
C’est arrivé, et maintenant, tout est différent. C’est comme si j’avais changé de vue. La couleur du ciel, la mer, les feuilles des marronniers, les palmiers, les visages et les gestes des gens, les bruits des mots, je ne reconnais plus rien. Après cela, je suis tombée malade. C’était l’hiver, l’appartement de ma mère était froid et humide, il n’y avait presque jamais de soleil. J’ai eu une grippe qui s’est compliquée, une pneumonie. J’allais vers la mort. Je n’avais jamais pensé que ça pourrait m’arriver, que je pourrais ressentir une chose pareille. On tombe, on glisse lentement vers le bas. Chaque jour, on fait un geste de moins. On ne mange plus, on n’arrive plus à boire. Le verre est contre les lèvres et la gorge est serrée, le liquide coule de chaque côté de la bouche et inonde la poitrine. Dans le corps, il y a du feu qui brûle quand on respire. L’air ne peut plus entrer.
Ma mère essayait de me soigner. Elle restait à côté de moi, jour et nuit, pendant des semaines. Elle avait quitté son travail de mécanicienne pour rester avec moi. Elle, la personne que j’avais le plus haïe au monde, était sans cesse à côté de moi, me tenant la main, m’épongeant le front, me donnant à boire un thé brûlant et sucré que je recrachais aussitôt, et tout cela, sans parler, simplement en me regardant, sans me quitter des yeux. Je n’aurais pas supporté une seule de ses paroles, elle devait le savoir. Et quand je m’assoupissais, elle aussi dormait sur sa chaise, la tête appuyée sur son bras, et dès que je la regardais, elle se réveillait.
Ce que j’aimais le plus, c’était voir le soleil se coucher à l’ouest, sur les collines qui deviennent comme des nuages bleus. La maison de ma mère est un appartement au sixième étage, sous les toits, sans vue et presque sans soleil. Il y a deux petites fenêtres basses, fermées par des grillages à cause des rats. Je me souviens de ce que j’ai ressenti quand je suis entrée dans cet appartement pour la première fois. Non pas pour passer, comme quand on va voir une pauvresse, mais pour y vivre, pour y rester des mois, des années. Un désespoir comme jamais je n’avais imaginé, un trou noir, je tombais en arrière sans espoir de pouvoir remonter.
C’était le plein hiver, il pleuvait, la nuit tombait tôt. La nuit semblait monter de tous les soupiraux, des portes des maisons, pour envahir les ruelles de la vieille ville. Quand je suis partie, avec une valise et le fameux sac de plage où il y avait écrit mon nom, Amie m’a embrassée et elle a dit : « Tu reviendras dès que tu auras un instant. Ta chambre restera toujours prête. » Ma chambre, dans l’appartement de la vieille villa, avec le papier rose aux murs, le couvre-lit de satin, les rideaux mousseux, et le petit bureau avec tous mes livres et tous mes papiers. Je n’ai pas pris grand-chose, juste deux ou trois livres que j’aimais, ma pendulette, une brosse à dents, un peu de linge. Je n’avais plus de jouets ni de poupées. Ça n’avait pas d’importance. Je savais que ce n’était pas vrai. Je partais pour ne jamais revenir. Ils sont restés sur le seuil de la maison, pour me regarder partir. Ma mère avait un visage dur et fermé, elle avait mis des lunettes noires. Elle était maigre, noire. Je ne comprenais pas ce qu’elle avait dit à Monsieur et Madame Herschel pour qu’ils me laissent partir.