« Mais si elle n’y est pas par le corps, sachez que ma fille est sans cesse présente par l’esprit. Elle relit les livres, elle raconte le cours comme si elle y était. Elle est impatiente d’être de nouveau sur pied. Ne lui en veuillez pas ! »
J’invente les prénoms : Saba, Henriette, Lucienne. J’invente les adresses, le numéro de téléphone. J’invente ma mère. Elle ne s’appelle plus Mariem, elle s’appelle Jamila. Elle s’appelle Elsa, ou Sarah, elle s’appelle Hélène. Elle travaille dans un grand bureau tout en verre, comme les banques, ou bien dans un immeuble de ciment gris avec une moquette d’un bleu profond. Il y a du marbre, des glaces, des plantes vertes qui montent jusqu’au plafond.
J’invente sa vie, ses voyages, ses amants. Mon père est séparé d’elle, il vit à l’autre bout du monde, il est marin, pas comme Gianni, un capitaine de la marine marchande, sur un grand porte-conteneurs qui va jusqu’à Yokohama, jusqu’à Hawaii.
J’invente d’autres maladies. Une affection rare du fond de l’œil, due à un trop fort rayonnement d’ultraviolets.
« Ma fille Sarah, Saba, risque de perdre la vue, imaginez mon désarroi ! Dès demain je l’emmène consulter le Professeur Leroy à Lyon, il est peut-être le seul qui puisse la sauver. Je ne peux croire qu’elle ait à renoncer à tout jamais aux études. A-t-on le droit de lui cacher la vérité ? Si je lui révélais la gravité de son état, elle perdrait confiance en moi, en vous… À bientôt j’espère, à la grâce de Dieu. »
C’est à ce moment-là que j’ai acheté mes lunettes noires, au bazar.
Ma mère ne m’a rien demandé. Peut-être qu’elle ne savait rien de tout ça. Le lendemain, elle n’est pas allée à la fabrique Atlas. Lucien attendait près de la boulangerie, à côté du Bébé Peugeot. Il faisait beau, il y avait les cris stridents des martinets.
« Habille-toi. » J’ai voulu mettre le vieux manteau marron, mais ma mère s’est mise en colère. « Pas cette saleté. » Elle a jeté le manteau par terre. J’ai mis une veste propre. J’ai marché dans la rue, un peu derrière elle. Je ne savais pas où elle m’emmenait.
On a marché jusqu’à cette grande avenue, dans le centre de la ville, où habite le docteur Haven. C’est une femme de cinquante ans, un peu grosse, avec des cheveux décolorés en jaune. Elle est gynécologue. Je ne savais pas bien ce que ça voulait dire. Je ne comprenais pas pourquoi ma mère m’avait emmenée là. Ma mère est restée dans le bureau, et la grosse femme m’a fait allonger sur une civière recouverte d’un papier. Elle m’a fait écarter les jambes, et elle a regardé dans mon sexe, elle avait des gants de caoutchouc, et un instrument froid. Mon cœur cognait, j’avais peur, j’avais honte. Ensuite, elle a enlevé ses gants, et j’ai attendu sans bouger sur la civière. Elle a dit : « C’est fini, tu peux te rhabiller. » Elle m’a posé des questions, d’une drôle de voix un peu embarrassée. Elle m’a demandé si j’avais eu des relations avec des hommes. Je n’avais plus peur, j’étais en colère. J’ai dit oui, avec plusieurs. Elle m’a regardée, elle a simplement dit : « Eh bien, ça ne se voit pas. » Alors j’ai compris pourquoi ma mère m’avait emmenée là, chez cette femme. J’ai senti plus fort la colère, la rage. Mon cœur battait très vite, le sang brûlait mon visage. Je voulais repartir, j’ai ouvert la porte et j’ai descendu l’escalier de l’immeuble très vite, j’ai couru dans la rue, sans attendre ma mère.
Je ne voulais pas retourner chez ma mère, à la Loge. Je ne savais pas où aller. J’avais le vertige. D’une cabine, j’ai téléphoné à Amie, à la clinique. Les autos passaient en klaxonnant, je ne sais pas pourquoi, comme des animaux qui jettent un cri et puis s’en vont. Le ciel était lourd, plombé. Maintenant j’étais si fatiguée. La voix d’Amie a résonné dans l’écouteur, lointaine, faible. Je ne comprenais pas ce qu’elle disait. J’ai raccroché, et j’ai marché vers la colline, jusqu’à la villa des acanthes. À l’étage, les volets étaient fermés. Le Colonel n’était pas là, il était peut-être sur le chemin de la clinique, ou bien il était allé acheter de quoi manger.
Je me suis assise sur le seuil, et j’ai regardé le chemin en l’attendant.
Je me souviens, c’était avant qu’on ne parte de Nightingale, avant l’été. Le Colonel m’avait donné rendez-vous à la sortie de l’école, il était venu me chercher dans sa belle Hillman verte. Il m’a emmenée jusqu’aux collines, au-dessus de la rivière, pour me montrer les serres qu’il avait achetées. On s’est arrêtés devant un chemin de terre qui grimpait jusqu’en haut d’une colline. Au milieu de la forêt de rouvres, il y avait une vieille maison ruinée, et les serres. Le Colonel m’a fait visiter les serres. Il marchait au milieu des anthuriums comme un général qui passe ses troupes en revue. Sur les tiges très droites apparaissaient déjà les calices couleur de corail.
Je suis restée en arrière, pendant qu’il inspectait les serres avec Ali, le jardinier. Il touchait la terre, il examinait le système d’instillation d’eau. Il avait inventé tout un appareillage pour que les fleurs soient comme dans leur climat d’Afrique tropicale. L’eau tombait goutte à goutte sur des plaques de tôle peintes en noir chauffées par les rayons du soleil, et s’évaporait à l’intérieur de la serre. Il faisait très chaud, ça sentait l’humus, la moisissure.
Le Colonel était très surexcité. Il m’a pris la main, il m’a entraînée jusqu’en haut, là où il y avait un hangar, à côté de la maison d’Ali. Dans le hangar, des centaines de cartons étaient prêts, avec leurs feuilles de papier de soie pour emballer les anthuriums. Amie avait même dessiné les étiquettes, un rossignol avec écrit au-dessous, en lettres rouges, la marque de fabrique : Nightingale.
Le Colonel parlait avec animation, son visage était rajeuni, ses yeux brillaient. Il avait oublié ses soucis, les emprunts, la guerre. Il parlait du grand marché aux fleurs, à Paris. Les anthuriums arriveraient après une nuit d’avion-cargo, et le lendemain, les merveilleux calices seraient dans tous les magasins de la capitale. Il pensait aussi à l’Angleterre, à la Hollande, à l’Allemagne. « Tu seras mon ambassadrice. » Il disait ça en plaisantant, mais peut-être que j’y croyais. Le mois d’après, on est partis de Nightingale, pour ne jamais revenir. La seule chose que le Colonel a emportée, c’était la Hillman verte. Il s’était battu pour qu’elle voyage sur le même bateau. On l’avait mise dans un grand filet, dans le genre de ceux qui servent à charger les vaches, le mât l’avait hissée au-dessus du pont, et l’avait descendue au fond de la cale. Malgré le départ, j’avais été émerveillée de voir l’auto du Colonel entrer dans le ventre du bateau.
Finalement, je suis allée jusqu’à la clinique. Amie partageait une petite chambre avec une vieille femme italienne très douce. Amie était pâle, ses beaux cheveux étaient coupés très court, on voyait la forme de son crâne. Elle avait tellement maigri qu’elle semblait de la taille d’une petite fille. Il y avait des mois que je ne l’avais vue, et ça m’a fait quelque chose. Elle parlait d’une voix faible, presque inaudible. Sur la table, il y avait un bouquet de fleurs que le Colonel avait apporté. Le Colonel était penché au-dessus du lit de sa femme, il lui tenait la main, comme s’il lui disait au revoir. Il avait l’air indécis. Tout pouvait se briser en lui, à chaque instant. Amie me regardait de ses yeux fiévreux, peut-être qu’elle attendait que je parle de moi, de ma vie. Peut-être qu’elle voulait seulement entendre le son de ma voix. J’ai essayé de parler de Nightingale, de tout ça, de la maison, des champs de blé, des dunes et de la mer. Le Colonel et Amie me regardaient. Je savais bien qu’ils allaient se laisser prendre, qu’ils allaient oublier le présent. Ça me faisait quelque chose de les tromper aussi facilement. Ils étaient si vieux, si gentils et inoffensifs. J’étais avec eux, là, dans cette chambre, et je menais une autre vie, j’errais dans les rues jusqu’à la nuit, j’allais me promener avec un homme marié, j’écrivais moi-même des lettres d’excuses au lycée et j’inventais le nom de ma mère. Il ne restait vraiment plus rien de la petite fille que j’avais été, plus rien de ma vie d’autrefois. C’était comme si j’étais devenue tout d’un coup orpheline. À Morgane, comme elle me demandait où étaient mes parents, j’avais dit : « Ma mère est morte, et mon père est parti, bien avant ma naissance, je ne l’ai jamais connu. » Elle m’avait dit : « Si tu veux, je pourrais t’adopter. » Ça l’avait fait rire, parce qu’elle était trop jeune, mais peut-être qu’elle y avait pensé vraiment, peut-être que j’aurais aimé vraiment ça.