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Après, j’ai fait comme si j’avais un rendez-vous important, une course pour mes études, n’importe quoi. Le Colonel a dit : « Je vais te ramener. » J’ai dit non, je préférais rentrer en bus, il valait mieux qu’il reste encore auprès de sa femme. Il est resté debout, toujours indécis, les bras un peu écartés. J’ai embrassé Amie et le Colonel, et je suis partie en courant. Je ne voulais pas qu’il change d’avis, qu’il me ramène en ville dans sa voiture verte. Je ne pouvais plus supporter cette couleur.

Dehors, il y avait un nuage du soir devant le soleil. Il faisait froid, le vent soulevait la poussière. C’était bien d’être seule, de marcher seule, de n’avoir personne à aller voir.

La nuit, j’écoute les coups de mon cœur. J’attends, les yeux ouverts, je ne sais pas ce que j’attends. C’est comme si c’était caché, que ça allait apparaître. Autrefois, tout était simple et facile. J’étais Saba, c’était le nom que j’avais reçu à ma naissance, et ma famille c’était Monsieur et Madame Herschel. J’allais à l’école de Mehdia, il y avait des enfants des soldats américains, des Français, des Arabes. On parlait dans n’importe quelle langue. Ça ne m’intéressait pas beaucoup. Ce que j’aimais, c’était cette grande maison avec des briques autour des portes et des fenêtres, au milieu des champs de sorgho et des vignes, et le grand jardin planté de tomates, de haricots, d’artichauts, et juste derrière commençaient les dunes piquées de chardons, et le bruit de la mer.

C’est cela que j’attends, chaque nuit, ici, dans l’appartement de la Loge. Que tout revienne en arrière, vers ces années-là, le ciel bleu si clair, les champs, la tache sombre de la forêt de chênes-lièges, la ligne des montagnes. L’air du matin où dansaient les moucherons, l’estuaire du fleuve où volaient les martinets et les libellules, les champs d’herbe sèche avec les guêpes et les abeilles. Le soir, les oiseaux qui passaient le long de la plage, les mouettes, les vols de courlis qui jaillissaient quand je courais à travers les champs avec Lassie.

Dans la chambre sans fenêtre, je vois la lueur du jour qui arrive, qui emplit la pièce où dort ma mère. Je suis fatiguée d’attendre. Bientôt le réveil va sonner, ma mère va se lever pour préparer du café. Je vais devoir me lever à mon tour, je vais sortir, commencer une nouvelle journée. C’est ça qui me fait peur, et pourtant je voudrais que ça soit déjà là, que ce qui doit arriver arrive.

À Nightingale, quand le jour se levait, j’étais dehors avant tout le monde. Lassie était avec moi. Lassie, elle est arrivée chez nous un jour, sans qu’on sache d’où. Elle était sloughi, avec une belle robe beige sans tache, et Amie lui avait trouvé ce surnom, à cause des films qu’on avait vus au Centre culturel américain. Au début, elle ne se laissait pas approcher, et quand on lui donnait à manger, elle attendait qu’on se soit éloignés pour venir jusqu’au plat. Elle mangeait avec les oreilles rabattues en arrière, sans cesser de nous observer. Et un jour, sans que je comprenne pourquoi, elle est restée quand je me suis approchée d’elle. Je l’ai caressée doucement, sur la tête, le long du nez. Elle s’est laissé faire. Je l’ai embrassée. Je lui ai dit son nom dans l’oreille, doucement : « Lassie, Lassie… » On est devenues les meilleures amies du monde.

C’est à ça que je pense, allongée sur le lit, dans l’appartement de la Loge, avec les coups de mon cœur, les bruits de l’aube dans les ruelles, la lumière grise qui passe par la fenêtre de la pièce où dort ma mère. Il me semble que c’est le même jour qu’autrefois, à Nightingale. Je vais bientôt sortir, je vais chasser le froid à travers les champs de blé, réveiller les cailles et les courlis, et la chienne sera juste derrière moi, les oreilles dressées, les yeux brillants. Je la vois, je sens son haleine sur mes jambes nues, j’entends le bruit haletant de sa respiration. Dans un creux de terrain, je vais tomber par terre dans la terre douce et tiède comme du sable, et Lassie sera avec moi, je sentirai la vie dans son corps, elle mordillera mes mains.

Quand le Colonel Herschel a décidé de quitter Mehdia, après les massacres de Khénifra, à la fin de l’été, il n’a rien dit. Un jour, il a emmené Lassie dans la Hillman Imp verte. « Qu’est-ce qu’il va faire ? » J’ai demandé cela à Amie, et ma voix devait être bizarre, parce que j’avais deviné. « Pourquoi le Colonel emmène Lassie ? » Amie ne mentait jamais. Elle était accablée. Elle restait assise dans le fauteuil pliant, devant la porte. Pour la première fois, je crois qu’elle m’a menti. Elle a dû parler du vétérinaire, d’un vaccin, de gens qui allaient adopter Lassie, je ne me rappelle plus. « Ça n’est pas vrai, elle va mourir ! On va lui faire une piqûre pour la tuer ! Elle va mourir, elle va mourir ! » Je suis partie en courant, à travers les champs, à travers les dunes. Je suis allée loin, jusqu’à la rivière. Les pêcheurs revenaient avec leurs casiers, ils tiraient les barques sur la plage. D’autres remontaient le fleuve, dans les felouques aux voiles penchées, en suivant l’onde de la marée. Tout le jour j’ai couru dans les dunes, le long de la mer, devant les villas vides. Je me souviens de cette journée-là. Le ciel était si beau et si clair, la mer d’un bleu profond, avec les nappes d’écume qui étincelaient. Je ne pleurais pas. Je courais pour ne pas pleurer. Je ne voulais pas sentir le vide.

Après, je n’ai jamais plus parlé de Lassie, à personne. Je ne voulais surtout pas qu’ils en parlent. Elle était sortie de ma vie, pour toujours.

La nuit, dans l’appartement de la Loge, c’était bien quand même, parce qu’il y avait tous ces bruits. La respiration de ma mère dans l’alcôve, les gens qui marchaient dans les ruelles, et je m’exerçais à reconnaître les pas : les pas pressés des gens qui rentraient tard du travail, les pas furtifs des vieilles, les pas traînants des clochards et des ivrognes. Quand il n’y avait vraiment aucun bruit, j’entendais le sanglot lointain de la fontaine, sur la place. Quelquefois, il y avait tout d’un coup un poste de radio allumé dans la nuit, ça faisait un bruit de musique espagnole, ça s’arrêtait. Il y avait les coups lents des heures au clocher de la cathédrale, et en hiver le vent qui soufflait dans les gouttières, la pluie qui glissait sur le toit, comme un bruit de la mer. C’était bien d’être les yeux ouverts et d’écouter les bruits, ça m’emmenait loin, jusque de l’autre côté de la mer, jusqu’à Mehdia. Les souvenirs s’accrochaient à la nuit, c’était autrefois, c’était hier, c’était la même chose. Quand Monsieur et Madame Herschel sont venus habiter la Roseraie, l’étage de cette vieille maison un peu décrépie sur la colline, avec ce jardin aux acanthes, tout était silencieux et vide. Il n’y avait pas de souvenirs. La vie s’était arrêtée au moment où ils étaient montés sur le pont du Commandant Quéré, pour regarder s’éloigner la ville blanche au bord de la mer.