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La nuit, j’ai l’impression que rien ne peut changer, que le temps s’arrête et flotte dans le silence. Ici, dans l’appartement de la Loge, je suis vraiment seule, personne ne pourra me dire ce que je dois faire. Mon nom, mon âge, ma famille, mon lycée, mes amis, j’invente tout, je suis libre d’en faire ce que je veux.

Je me rappelle, la fois où je suis partie dans la nuit. C’était cet été où tout s’est décidé, l’été où les récoltes brûlaient, où les villes brûlaient, où les soldats marchaient dans les rues. Je me souviens, parce que l’air était encore frais dans la nuit, le ciel était rempli d’étoiles. Je voulais voir le ciel, guetter les météores, je voulais entendre les criquets chanter. J’avais de l’électricité dans tout le corps, je ne pouvais pas dormir. J’écoutais le bruit du vent dans les tamaris, le grincement de l’éolienne au bout des champs, j’écoutais le crissement continu des insectes, ça faisait un bruit qui gonflait et décroissait, pareil à la mer. Plus loin, quelque part dans les arbres, la chouette sifflait à intervalles réguliers, comme quelqu’un qui appelle.

Ma chambre était très grande à Nightingale. C’était l’ancienne salle à manger. Quand j’avais eu dix ans, je ne voulais plus dormir dans la même chambre qu’Amie, alors elle avait mis mon lit dans cette pièce. Il y avait deux portes-fenêtres très hautes, et à travers les lattes des volets, je voyais la lumière de la nuit. Jamais je n’ai revu une lumière pareille, blanche, brillante, qui accrochait des étincelles sur les murs et sur le plafond. Je croyais que c’étaient ces étincelles que je respirais, qui entraient en moi, me faisaient tressaillir. Mon cœur battait vite et fort. J’ai mis un pull par-dessus ma chemise de nuit, j’ai ouvert les volets, je suis sortie pieds nus dans la nuit. Mon cœur battait comme si j’allais affronter des dangers.

J’ai marché dans les champs, jusqu’à la rivière. À un moment, j’ai eu peur, parce qu’une ombre venait vers moi. C’était Lassie. Elle a peut-être compris, parce qu’elle n’a pas aboyé. Elle m’a suivie, en trottant un peu de travers comme elle faisait. Je me sentais rassurée avec elle.

J’ai marché à travers les champs de sorgho. Je me souviens du bruit des lames dans le vent, de la couleur de la lune. La lune était belle et ronde ; Amie disait que c’était parce que des bébés allaient naître. C’était brillant, étincelant, c’était bien, avec le vent froid qui soufflait sur la terre froide, les bruits stridents des insectes, le murmure de la rivière qui grandissait entre les dunes. Les tiges des sorghos étaient plus hautes que moi, j’avançais sans voir où j’allais, guidée seulement par mon instinct. Mon cœur battait dans ma poitrine, dans mes tempes, je sentais une sorte de vertige. Jamais je n’avais compris à quel point c’était bien d’être seule au milieu des champs, d’aller par des sentiers que j’inventais, de disparaître sous les sorghos. Il y avait l’odeur âcre des plantes, je sentais sous mes pieds les mottes de terre dures, les feuilles coupaient mes lèvres. Et quand je levais le regard, je voyais la lune des bébés qui étaient en train de naître.

J’ai débouché sur les dunes, là où on voit l’estuaire de la rivière, et de l’autre côté, très loin, les lumières de Mehdia. J’entendais le bruit régulier de la mer. À droite, les balises à l’entrée de l’estuaire, et au-delà de la ville, le grand nuage blanc au-dessus de la base américaine.

Je vois tout cela encore, maintenant, dans la chambre de l’appartement de la Loge, comme si c’était hier, comme si j’avais toujours dix ans. Je sens le froid de la nuit, la brume, les poignées de sable que le vent me jette au visage. J’étais libre, je me cachais dans le creux des dunes, avec la chienne couchée contre moi, je sentais l’odeur de la terre. Le monde était bien silencieux. Les étoiles brillaient, puis se cachaient dans la brume. La pleine lune descendait derrière moi, elle éclairait la forêt des chênes-lièges.

Avant l’aube, je suis retournée vers Nightingale. Il fallait longer les dunes, traverser les champs de sorgho, les plantations de haricots et de tomates. La route de la noria était encore immobile. L’éolienne tournait dans le vent en faisant son bruit de moteur. Dans les huttes des paysans, le feu brillait déjà. À un moment, en courant sur le sentier, j’ai écorché mon orteil contre une pierre. Le sang et la poussière ont fait un caillot contre l’ongle. Je ne ressentais même pas la douleur.

Les coqs enroués criaient d’une ferme à l’autre. Le Colonel disait toujours qu’il prendrait sa carabine et qu’il les descendrait les uns après les autres.

J’entends le bruit de la respiration de ma mère. Elle aussi, elle est partie de chez elle, une nuit, et elle n’est jamais revenue. Peut-être qu’on voulait la marier de force, ou bien elle a suivi un homme de passage. Elle a quitté le village des Zayane, dans la montagne, elle a marché jusqu’à la mer. Son père était un guerrier, un fils du grand Moha ou Hammou qui avait fait la guerre aux Français, à Khénifra. Quand ma mère a quitté la montagne, elle avait mon âge, et déjà elle me portait dans son ventre. Elle a voyagé seule dans toutes ces villes qu’elle ne connaissait pas, elle a travaillé dans les fondoucs, sur les marchés. Celui qui était mon père avait pris le bateau, il est allé travailler de l’autre côté de la mer, en France, en Allemagne peut-être. Mais il n’est jamais revenu. Il est mort en tombant d’un échafaudage, ou bien de maladie. Il n’a rien laissé derrière lui, pas même son image.

Ma mère m’a dit un jour qu’elle avait reçu une lettre en français, et le patron du restaurant où elle travaillait l’a lue pour elle. Dans la lettre, on disait que mon père était mort à Marseille. Ensuite, mes oncles et mes tantes Zayane sont venus de la montagne, pour ramener ma mère, parce qu’ils voulaient lui trouver un autre mari, et me garder avec eux. Ma mère a dit oui, et une nuit elle s’est échappée, elle s’est cachée dans un fondouc jusqu’à ce que ses frères et ses sœurs se lassent de la chercher et retournent dans la montagne. Alors, elle a décidé de partir, elle aussi. Elle m’a mise dans une boîte de carton, et elle a voyagé en camion et en autocar. Dans les marchés, elle s’asseyait par terre, avec la boîte à côté d’elle, et elle attendait qu’on lui donne à manger. Et un jour, elle est arrivée à Nightingale, et elle a déposé le carton sur le sol de la cuisine, elle a pris les billets de banque du Colonel, et elle est partie.

Tout ça, c’est mon histoire, mais je peux y penser maintenant comme si c’était vraiment arrivé à quelqu’un d’autre. Je peux penser à mon père inconnu, qui est mort à Marseille au moment où je commençais à vivre à Khénifra. Je peux imaginer ma mère, elle n’avait que seize ans, elle était si fragile, avec ses yeux de biche, ses cheveux coiffés en nattes, et pourtant elle était si audacieuse, si forte. Un jour le Colonel m’a parlé d’elle, quand il l’a rencontrée pour la première fois, elle portait ce tout petit enfant sur la hanche. Il y avait quelque chose qui troublait son regard, comme des larmes. Il la revoyait toujours, cette jeune femme au visage d’enfant, l’allure sauvage et décidée, et le bébé qu’elle tenait contre elle et qui suçait son lait. Lui qui était si riche, si puissant, qui avait commandé aux hommes pendant la guerre, le malheur et la jeunesse de ma mère le subjuguaient, le rendaient timide et dérisoire. Ce qui l’émouvait, lui, le soldat de l’armée américaine, c’était le secret sombre et âpre dans les yeux de cette femme, un secret semblable au pays des Zayane, les montagnes et les forêts de rouvres, la lumière dure dans ses yeux, la méchanceté de l’enfance interrompue.