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Elle respire lentement, à côté de moi, dans l’alcôve. Je pense à ce qu’elle m’a fait. Je pense qu’elle errait sur les routes blanches de poussière, devant son ombre, et j’étais serrée contre sa hanche dans les plis de sa robe, je suçais le lait de sa poitrine. Je pense qu’elle m’a laissée dans la maison des Herschel, endormie dans le carton, et Amie m’a prise et m’a posée doucement dans le lit blanc qu’elle avait préparé à côté du sien, dans sa chambre. Je pense aux billets de banque roulés et liés par un élastique, qu’elle avait cachés dans les pans de sa robe serrée par une ceinture, entre ses seins. Je pense à la route vide devant elle, personne ne l’attendait, personne ne l’aimait. Le bateau qu’elle a pris pour Marseille, le pont inférieur chargé d’émigrants, et le voyage à travers ce pays inconnu, où personne ne parlait sa langue, où personne ne lui ressemblait. Je pense aux endroits où elle a vécu, à Marseille, en Allemagne, à Hambourg, le travail, l’eau qui fait gercer les mains, les ateliers où on se brûle les yeux. Peut-être qu’elle roulait déjà les billets de banque avec un élastique et qu’elle les cachait dans sa chambre, dans un carton à chaussures, comme elle fait encore maintenant ? Je pense à ce qu’elle m’a fait, quand elle a osé m’emmener chez ce docteur Haven, et j’ai dû m’allonger sur cette civière, et les mains gantées de cette femme, et son drôle d’air quand elle posait ses sales questions, quand elle a dit : « Ça ne se voit pas. » J’ai un poids sur la poitrine. Je voudrais bien redevenir comme avant, à Nightingale, avec Lassie, et je courais dans la nuit froide, et j’entendais le bruit des insectes. J’étais libre, libre comme la mer, libre comme le vent. Je croyais que rien ne pouvait m’atteindre. Je croyais que je ne grandirais jamais, que je ne serais jamais une femme avec de gros seins qui bougent quand elle marche, et des jambes lourdes, une femme que les hommes regardent, avec toutes ces gaines, ces soutiens-gorge, ces rouges à lèvres et ces faux cils, ces poudres aux joues. Je voulais garder un corps lisse et dur, pouvoir courir, sauter, nager, pouvoir me cacher, disparaître. Je voulais avoir toujours un visage comme les enfants, avec un front comme un caillou lisse, des yeux qui n’ont pas de vide, qui n’ont pas l’air de regarder à travers les trous d’un masque.

C’est bizarre, les yeux. Ils sont comme des fenêtres, quand on voit à travers eux, c’est qu’ils sont vides. Les yeux que j’aime sont lisses et durs, ils sont pareils à des gouttes.

Je me souviens maintenant, cela me brûle, me fait mal au fond de moi, comme si quelque chose voulait changer, comme si quelqu’un voulait apparaître. Quand je suis venue vivre ici, à la Loge, avec ma mère, c’était le commencement de l’hiver, il y a six mois à peine, et ça fait comme si c’était il y a six ans. Une nuit, j’ai commencé à avoir mal au ventre. J’avais si mal que je repliais les jambes et que je mordais ma main pour ne pas gémir. Je ne voulais pas gémir, surtout, je ne voulais pas que ma mère m’entende, qu’elle vienne. Je ne comprenais pas ce qui était en train de m’arriver. Quelque chose changeait en moi, et le sang coulait, inondait mes cuisses, tachait les draps. Personne ne m’avait jamais rien dit. Amie ne parlait jamais des choses des femmes, elle disait qu’il y avait des choses que les enfants ne devaient pas savoir, il y avait des mots que les enfants ne devaient pas dire. Malgré la douleur, je me suis levée pour aller aux toilettes. Je voulais me laver, laver mes draps et ma chemise. Ma mère s’est réveillée, elle a vu le sang. J’avais honte. « Va-t’en, je suis malade. » J’avais une petite voix. Ma mère m’a aidée à me laver, elle m’a apporté des linges, une chemise propre. J’étais si fatiguée, si malade, je me suis assise sur mon lit, dans l’alcôve, les genoux contre le menton. Ma mère a fait chauffer de l’eau pour le thé, elle a jeté les feuilles de menthe amère. J’ai bu le thé brûlant, et ça m’a un peu calmée. « Alors, maintenant, tu sais ce que c’est une femme. » Ma mère me parlait doucement. Elle me caressait les cheveux, je sentais sa main chaude sur ma nuque. Jamais elle ne m’avait parlé comme cela. Elle me parlait de la lune qui règle les femmes, du sang qui coule pour que tout soit neuf dans leur corps, pour que les enfants puissent naître et grandir. Ça me faisait peur, je m’en souviens maintenant, ça me faisait peur et en même temps ça m’émerveillait. Il y avait quelque chose d’autre au fond de moi, j’étais devenue quelqu’un d’autre. Je pensais que si j’étais restée chez Monsieur et Madame Herschel, rien ne serait arrivé. J’écoutais ces histoires de lune et de sang, ces histoires d’enfants qui grandissent dans le ventre. Je ne voulais pas pleurer, pas gémir, je serrais mon front contre mes genoux. La lune, c’était celle de Mehdia, quand elle montait si belle dans le ciel de velours, et que les dunes et les épis de sorgho étincelaient. La lune n’avait pas besoin du sang des femmes.

Après, je suis tombée malade. Il y a eu cette histoire de billets tout neufs étalés sur la table de la cuisine, et le carton où j’étais posé sur le carrelage. Je ne pouvais plus supporter tout cela, ni cette chose qui voulait grandir au fond de moi, qui voulait que je change.

Quand le printemps est arrivé, c’était vraiment la première fois, parce que j’avais changé. J’étais quelqu’un d’autre.

Maintenant, je le sais bien. Je vais m’en aller. Je vais partir sur les routes de poussière, comme ma mère, quand elle avait suivi mon père et qu’elle avait quitté pour toujours le pays Zayane. Moi aussi, je vais marcher devant mon ombre. Maintenant que je le sais, mon cœur bat très fort, je sens des fourmillements dans les jambes. Comme autrefois. Je vais sortir, et dehors la nuit sera brillante. Il y aura une lune pleine, non pas la lune qui fait saigner les femmes, mais une lune libre et ronde, lisse comme le visage des enfants. Je vais courir contre le vent, je vais aller dans d’autres villes, peut-être jusqu’à Paris, jusqu’à Hambourg. Peut-être que je vais rencontrer l’homme qui sera mon mari, il me semble que je le vois marcher sur la route, grand et sombre comme mon père. Avec lui j’irai jusqu’au bout du monde. Je suis libre, je suis nouvelle. Je suis quelqu’un d’autre. Je ne peux plus attendre.

J’étais dans la rue. Je ne savais pas où j’allais. Comme dans un rêve, j’entendais le bruit de mes pas. J’entendais les moteurs des voitures. C’était ailleurs, c’était quelqu’un d’autre qui marchait. C’était peut-être à cause de ce qui avait changé en moi, ce qui était nouveau.

À huit heures du matin, déjà les voitures roulaient dans les ornières des rues et des boulevards. Les gens étaient pressés. Quand ma mère est partie pour l’atelier Atlas, j’ai voulu lui dire que je n’allais pas revenir, ni ce soir, ni jamais, que je n’étais plus allée au lycée depuis des mois, que je n’irais plus jamais au lycée, ni nulle part. Mais je n’ai pas osé. Je n’ai pas peur d’elle, mais on ne sait pas de quoi elle est capable. Elle pourrait m’enfermer à clef, comme elle avait dit une fois, à cause du fils de Madame Truchi. Alors je n’ai rien dit. J’ai mis la clef autour de mon cou, machinalement. Un drôle de collier. Un jour, Morgane a vu la cordelette autour de mon cou, elle l’a tirée : « Qu’est-ce que tu as là ? Une amulette ? » Quand elle l’a vue, ça l’a fait rire : « Ah non, une clef ! Un truc de petite fille sage, une clef autour du cou, pour ne pas se perdre ! »

Les arbres ont des feuillages serrés, d’un vert sombre. Les marronniers, les mûriers, les pittosporums. Il y a une odeur de pollen, les abeilles sont ivres, les moucherons dansent dans l’air du matin.

Il me semble que c’est la première fois que je suis dehors, depuis si longtemps. Il me semble que je suis enfin libre, après l’hiver. Comme si j’avais dormi. La lumière allume les choses. Jamais je n’avais vu comme ça les bâches bleues des camions, les plastiques jaunes, les lignes peintes sur la chaussée, les grilles des jardins, les vitres. Il y a des étincelles sur les chromes des autos, sur les poutrelles, sur les plaques de zinc des toits.