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Je marche au hasard. Quand on est parti pour ne pas revenir, le moindre recoin a une importance nouvelle, chaque seconde qui passe, chaque visage. Je marche le long des coques des voitures. J’ai pris ma veste rouge, un pantalon de toile noire, et des sandales chinoises. La seule chose de valeur que j’emmène, ce sont des demi-lunes d’or. C’est ma mère qui me les a données, pour mon anniversaire. Elles appartenaient à sa mère, et avant elle à sa mère. Elles sont vraiment Zayane. Elles sont fines, légères comme des copeaux, avec un fil d’or pour passer dans les oreilles. Je les ai mises dans un mouchoir, dans la poche de mon pantalon, pour que ma mère ne les voie pas.

Je ne pouvais pas les laisser. Elles sont la seule chose qui soit vraiment à moi, qui m’a été donnée quand je suis née, qui est passée à travers toute mon histoire. Pas une chose qu’on m’a donnée ensuite, pas une chose prêtée. Une chose qui est venue d’avant moi, comme mon nom.

Il y a beaucoup de monde dans les rues, déjà.

La lumière de l’été m’éblouit. Je suis allée dans les rues qui longent la mer, j’ai regardé les vitrines des magasins : les chaussures, les montres, les sacs, les tapis, les gâteaux. J’ai un peu d’argent. Des billets enroulés dans la poche de mon pantalon. Moi aussi, je roule les billets ! Quand j’achète quelque chose, je sors le rouleau et je tire un billet. Les marchands n’aiment pas trop ça, ils examinent le billet en transparence, ils tirent dessus pour l’aplatir.

Ce n’est pas l’argent de ma mère. C’est de l’argent que j’ai gagné en baby-sitter, pour des gens que m’avait indiqués Morgane. Une femme blonde, une parfumeuse, qui s’appelle Ketty, et son fils de douze ans. Il s’appelle Martial. Il est horrible.

La parfumeuse me traitait comme une bonne. Elle faisait comme si elle ne se souvenait plus de mon nom : « Aria, donne un verre d’eau. Aria, le téléphone. » Mais ça m’était égal. C’est bien de gagner de l’argent. La parfumeuse habitait pas très loin de Monsieur et Madame Herschel, en haut de la colline, un grand appartement moderne avec vue sur la ville et la mer. Peut-être que je lui téléphonerai pour savoir si je peux venir travailler. Ça m’est égal qu’elle m’appelle Saba, Aria ou Zora, ou n’importe quoi.

Je suis allée au Café des Aveugles. Peut-être que je n’ai pas vraiment envie de rencontrer Morgane, mais c’est bien de s’asseoir à la terrasse, au soleil. J’ai mon sac Liberty, avec des affaires. C’est Morgane qui m’a donné le sac. Je lui avais dit mon petit nom, Libbie, celui qu’Amie m’avait trouvé, alors elle m’avait montré ce qui était écrit sur la fermeture à glissière, Liberty : « Tu vois, il était à toi. »

Le café est bien, il y a tout le temps des gens nouveaux. Le garçon est gentil, il s’appelle Raoul. C’est un grand type brun, avec une tonsure. Quand j’arrive, il vient tout de suite, il m’apporte un café noir. Je n’ai même pas besoin de demander. Dans mon sac Liberty, il y a une brosse à dents et du dentifrice (j’aime beaucoup me brosser les dents, je suis maniaque). Il y a aussi une brosse à cheveux et un peigne en plastique bleu, un tube de rouge à lèvres (je n’en mets jamais), du rouge à ongles vermillon (pour aller avec ma veste). Un T-shirt et des slips de rechange. Des lunettes noires. Un paquet de cigarettes américaines (mais je ne fume pas). Un briquet jetable. Un bloc de papier quadrillé, et au fond, en vrac, trois ou quatre Bic. Un livre en portugais que m’a prêté Morgane, A Sibila, d’Agustina Bessa Luis. Je voulais prendre un livre à moi, mais le seul que j’aie trouvé, c’est le Guide Bleu du Maroc de 1925. Il appartenait au Colonel, et quand je suis partie je l’ai emmené avec moi. J’aime bien le dessin sur la couverture, une locomotive et une vieille automobile, et au-dessous, écrit en lettres d’or : Le Chemin de fer et la Route.

Chaque fois que je me sens un peu perdue, je prends le Guide, je l’ouvre au hasard, et je lis les descriptions des villes, des monuments, les itinéraires. Je regarde les cartes, et c’est comme si je connaissais sans connaître, comme si j’y étais allée en rêve, dans une autre vie. Il y a aussi un livre que j’aurais aimé emporter, mais je n’ai pas osé. C’est une édition ancienne de Sans famille, qui appartenait à Madame Herschel. Je l’aime beaucoup. Je me souviens, elle me l’a donné, un jour, avant qu’on ne parte de Nightingale, parce qu’elle savait que je l’aimais tant. Je crois que jamais rien ne m’a fait autant plaisir, parce que c’était son livre, et qu’elle me le donnait avec tout ce qu’il contenait, ces images que j’avais regardées si souvent, Remi jouant de la harpe, Capi et le général Joli-Cœur, Vitalis et Remi marchant dans la neige au milieu de la forêt des loups, et les mots, surtout, la première phrase du livre qui me donnait le frisson : « Je suis un enfant trouvé. »

C’étaient ces mots qui résonnaient en moi, parce que je devais apprendre plus tard que j’étais moi aussi une enfant trouvée, et je frissonnais comme si j’avais deviné dans le livre ma propre histoire, et que Remi était mon frère.

J’ai attendu longtemps, au Café des Aveugles, mais Morgane n’est pas venue.

Alors j’ai recommencé à marcher. À midi, le monde se pressait sur le grand boulevard. Il y avait des lycéens. J’ai mis mes lunettes noires pour que personne ne me reconnaisse. Dans une encoignure de porte, un gitan jouait de la guitare et chantait en espagnol pour une toute petite fille qui l’écoutait en mangeant une sucette. C’était bien. Maintenant je n’étais plus anxieuse ni impatiente. J’avais en moi du bonheur. C’était peut-être le gitan et sa guitare, ou parce qu’il y avait un couple d’amoureux qui avançait sans voir personne, ou au contraire une vieille femme avec de drôles de chaussures de tennis qui traversait le boulevard sans se soucier des autos.

Je pensais que j’étais libre d’aller où je voulais. Je pouvais partir, ne jamais revenir. C’est une impression vraiment extraordinaire : rien ne peut vous retenir, vous partez et tout ça, cette ville, ces rues, ces gens n’existeront plus. Il y a d’autres villes, Bruxelles, ou Rome, ou Londres, par exemple. Il y a d’autres gens, d’autres yeux, d’autres paroles.

Je me souviens de mon arrivée ici, quand Monsieur et Madame Herschel ont quitté Mehdia, et que le Commandant Quéré est entré dans le port de Marseille. Je ne me souviens pas bien de ce qu’il y avait avant, Tanger, Oran. Je me rappelle seulement la ligne de la côte, cette bande grise dans l’aube, les cris des mouettes. Amie dormait encore dans la cabine, elle avait été malade toute la nuit. Je m’étais réveillée sur le pont, les vêtements mouillés par les embruns. Le Colonel était venu me rejoindre. Il était pâle, fatigué. J’ai pensé pour la première fois qu’il était vieux.

Nous avons regardé la côte grise, l’entrée du port, les montagnes crayeuses. J’avais la gorge serrée, parce qu’on arrivait, je savais qu’il allait falloir trouver cette ville, ces gens, faire sa place. En même temps, j’avais comme de la fièvre, mon cœur battait vite, j’allais peut-être trouver un secret, un trésor.

Bon, je suis allée dans le fameux petit jardin adossé à la mer. J’aimais bien ce jardin. Il n’y a personne en général, seulement quelques vieux qui papotent au soleil. Je m’asseyais du côté de la haie de troènes, à l’abri du vent, là où j’étais venue la première fois, avec Green.