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Green habite dans le grand immeuble blanc, de l’autre côté du jardin. De l’endroit où j’étais assise, je pouvais surveiller le balcon de son appartement, les fenêtres du living. Quelquefois Green descend dans le jardin, entre midi et deux, avec sa femme et son fils. Sa femme est grande et belle, avec une longue chevelure blonde et soyeuse qui brille au soleil. Elle a des vestes en fourrure, du renard, du loup, quelque chose comme ça, de moche. J’ai dit un jour à Green : « Comment peut-elle porter des peaux d’animaux ? » Il a haussé les épaules. Il s’en fiche. Il n’aime pas que je lui parle de sa femme. Quelquefois il vient dans le jardin tout seul, avec un bouquin. Il s’assoit sur un banc, il attend que je vienne lui parler. Sa femme vient le rejoindre, et je dois m’en aller. Son fils s’appelle Mickey. Il est joli, il a beaucoup de cheveux noirs très bouclés, des yeux qui rient tout le temps.

Je reste là, dans l’ombre des troènes, je les regarde. Souvent, il ne me voit même pas. Mais sa femme me reconnaît. Elle a un drôle de regard, rapide, méchant. Ça veut dire : « Je t’ai vue. » Je me lève, il faut que je m’en aille. Je marche comme si ça m’était bien égal, comme si je n’avais pas peur. Mais j’ai les jambes en coton et les oreilles qui bourdonnent. J’ai le cœur qui bat trop vite, mes pensées se bousculent. Je pense que je suis une idiote, que je n’ai que ce que je mérite. Je pense que c’est la dernière fois que je viens dans le jardin, que je ne reverrai plus jamais cet homme. Et puis, tout de suite après, je pense que je suis libre d’aller où je veux, de parler à qui je veux. Rien n’a vraiment d’importance. Ça me paraît dans le fond incroyable que cette femme soit jalouse, elle qui est si belle, qui a de si beaux cheveux.

Un jour, Green m’a emmenée sur sa moto, sur la grande route qui longe la mer. C’était encore un peu l’hiver, parce qu’il faisait froid, et les vagues roulaient sur les galets. On est restés tout l’après-midi sur la plage, à l’abri derrière les barques échouées. Puis on est allés dans un petit hôtel, juste devant la mer. C’était bizarre, c’était la première fois que j’allais dans une chambre d’hôtel avec quelqu’un. Ça n’avait pas l’air tout à fait vrai.

Toute la fin de l’après-midi, on est restés assis sur le lit, sans rien faire d’autre que parler. Il y avait le bruit de la mer qui entrait par la fenêtre. Green me parlait de ses voyages, à l’autre bout du monde, en Inde, en Indonésie. Il voulait être un grand reporter, aller dans les pays où il y a des choses terribles à révéler au monde, la guerre en Algérie, l’Indochine, l’esclavage des Indiens en Amérique du Sud. C’était ça qu’il voulait faire, et non pas les chiens écrasés. Il disait que je pourrais partir avec lui, on traverserait le Sahara. À un moment, il m’a regardée, il a dit : « Saba, tu es belle, je voudrais te peindre en liberté. » Je lui ai dit que ça tombait bien, c’était ce que voulait dire mon nom, Libbie. Je ne sais pas comment ça s’est fait, il a commencé à m’embrasser, sur le bras, puis sur la bouche. Peut-être qu’il savait ce qu’il faisait. Il avait l’air d’avoir une certaine habitude, pas comme Lucien. C’est bizarre, moi je ne savais pas que ça devait se passer comme ça, je n’y avais jamais pensé en venant avec lui dans cette chambre d’hôtel.

Vers le soir, il s’est endormi. Il restait étendu sur le dos, la tête appuyée contre moi. Il avait de la barbe qui avait poussé sur ses joues, il avait l’air fatigué. Je pensais à sa femme et à son fils qui devaient l’attendre, dans l’immeuble blanc, à côté du petit jardin. Je pensais qu’il allait inventer quelque chose pour expliquer son retard. Il parlerait de son travail, ou bien de sa moto qui était tombée en panne. Sa femme ne le croirait peut-être pas. De toute façon ça n’avait aucune importance.

J’avais un goût bizarre dans la bouche. Je me suis levée pour aller prendre une douche et me brosser les dents. Quand je me suis levée, il a poussé un drôle de cri, il s’est réveillé, il m’appelait : « Saba ? Saba ? Où es-tu ? » Je ne voulais pas répondre, il avait une voix trop aiguë, et puis je suis sortie de la salle de bains, je lui ai dit : « Qu’est-ce que tu as ? » Il s’est habillé à la hâte. Il a dit : « Il faut que je parte. » Je lui ai dit : « Reste encore cinq minutes. Après tu iras où tu voudras. » Je sentais la solitude. C’était bête, je savais exactement ce qui m’arrivait, et pourtant je ne pouvais rien y changer. Je ne voulais rien lui demander. Je ne voulais pas lui parler de sa femme, de son fils. On a fumé des cigarettes. Moi je faisais semblant, je n’avalais pas la fumée, ça m’écœurait. Il faisait comme s’il ne pensait à rien, mais je voyais bien qu’il attendait le moment de s’en aller. Je me suis habillée, moi aussi, à la hâte. « Allez, on s’en va, maintenant. » Il essayait de m’embrasser. « Va-t’en, prépare-toi, il faut qu’on rentre maintenant. » Finalement on est partis en quelques secondes. On est passés devant la réception, sans même dire au revoir. La Terrot a eu quelques difficultés à démarrer, à cause du joint de culasse. Après, on est allés à toute vitesse sur la route. C’était la nuit.

Dans cette ville, entre midi et deux heures, les gens mangent. C’est bizarre comme ils mangent. Si on leur disait que midi est à deux heures, ils mangeraient entre deux et trois. Je marche dans les rues vides. Il n’y a personne, les autos sont rangées le long des trottoirs (et quelquefois sur les trottoirs). Il n’y a que quelques vieilles, quelques pigeons, deux ou trois paumés qui ont perdu l’heure. Je marche en chantonnant tout ce qui me passe par la tête, One potato, two potatoes, et la chanson de Gershwin, Wadoo wadoo, Zimbanbaddledoo Zimbanbaddledoo, Bee Bee Bee Bee, Bee Bee Bee, Scatty wy, Scatty wy yeah !

Comme je ne savais plus où aller, je suis allée au bord de la mer, sur la plage. Je me suis assise contre le mur de soutènement, à l’abri du vent, pour essayer de fumer encore une de ces fameuses cigarettes américaines. Je n’aime pas la fumée des cigarettes quand je suis enfermée. Ce que j’aime, c’est voir la fumée tourbillonner dans le vent, au soleil. Comme je n’ai pratiquement rien mangé depuis hier, la cigarette me fait tourner la tête. Quand je ferme les yeux, il me semble que la terre bascule en arrière et que l’horizon se redresse comme un mur. C’est une impression étrange, pas vraiment désagréable. J’aime bien penser à la mer comme à un mur, et à tout ce qui se trouve de l’autre côté.

Il y a quand même quelques gens qui marchent sur cette plage. Ils sont dégingandés, ils trébuchent sur les cailloux, ils ressemblent à de grands échassiers. Il y a aussi des pêcheurs immobiles, et des clochards qui dorment. Maintenant le bruit des autos a recommencé, il emplit de nouveau les rues. Les gens ont fini de manger. Au lycée, les enfants sont assis sur leurs chaises, ils écoutent parler les professeurs. Si on y pense, ça aussi c’est une chose bizarre, tous ces gens assis, partout. Assis pour écouter, pour manger, pour écrire, pour conduire les autos. Moi, ce que j’aime, à part marcher, c’est être couchée. Je pense que ma mère non plus ne devait pas aimer être assise. Elle marchait sur les routes de poussière, comme mon père, elle marchait devant son ombre, ou bien sur les routes, en Allemagne, en Hollande, ou dans les rues de Paris. Quand ma mère revient de l’atelier Atlas, elle se met dans l’alcôve, et elle se couche. Quand mon père a quitté ma mère, l’année de ma naissance, il a dû s’engager comme marin sur un chalutier qui voyageait le long de la côte d’Afrique, pour pêcher les homards en Mauritanie. Je suis sûre que c’est comme ça qu’il a débarqué un jour à Marseille, et qu’il est mort. Peut-être qu’il est tombé du haut d’un de ces immeubles vertigineux qui sont comme des falaises grises au bord des routes. Ou bien il a été poignardé sur la Canebière, pour une question d’argent, pour un mot, pour rien, et il est mort par terre pendant que les gens faisaient un détour.