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C’est pour cela que j’ai voulu m’en aller, je crois, pour savoir qui était cet homme. Pour faire comme lui. J’ai dit à ma mère, sans crier, avec une voix dure, je lui ai dit : « Je ne veux plus qu’il vienne. » Elle m’a regardée. « Qui ? De qui tu parles ? » Elle savait ce que je voulais dire. J’ai dit : « Gianni. L’Italien. S’il revient ici, c’est moi qui m’en irai. » Elle s’est mise en colère. Elle a crié, avec son drôle d’accent d’Afrique qui déforme tout : « Si tu continues, je te ferai enfermer. Je te mettrai en maison de correction. »

Mais le soir, quand je suis revenue, et que j’ai tourné la clef dans la serrure, j’ai compris que Gianni ne reviendrait pas. Dans l’appartement, il n’y avait plus ses affaires, la petite valise avec son imprimé pied-de-poule, et son poste de radio à transistors et antenne avait disparu aussi. Ça m’a fait un drôle d’effet. C’était la première fois que ma mère faisait quelque chose pour moi.

Quand elle est arrivée, j’avais préparé à manger. J’ai été gentille avec elle, je l’ai embrassée, j’ai versé de l’eau dans son verre. Je parlais avec elle, gaiement, comme si nous étions de vieilles amies. Je lui posais des questions, je lui racontais ma journée, les copines de classe, les bêtises qu’elles disaient. Je lui ai dit que j’avais trouvé cette personne qui avait besoin de moi pour garder son fils en fin de semaine, une parfumeuse avec un drôle d’accent, Morgane dit qu’elle est libanaise. Mais je ne lui ai pas parlé de Morgane. Je sais qu’elle ne l’aimerait pas. Elle ne voudrait pas qu’on se voie.

Ce que je voulais, c’était lui poser des questions, sur mon père. Qu’elle me parle de lui, comment il s’appelait, comment elle l’a connu, comment elle est partie avec lui. Elle avait seize ans, et tout de suite j’ai été dans son ventre. Quand je suis née, il est parti. Il n’a rien dit, il n’a pas écrit, il n’a pas envoyé d’argent. Puis il est mort.

Je suis retournée dans le petit jardin qui tourne le dos à la mer. Naturellement, Green n’y est pas. Il travaille à son journal, il fait des reportages. Les nuages passent devant le soleil, il fait froid, et je me sens très seule. Je pense que si je mourais, ou si je partais pour la Belgique, il n’y aurait rien de changé pour les autres. Le Colonel continuerait à remuer ses souvenirs dans la grande chambre de la maison aux acanthes, Amie continuerait sa vie dans la chambre de la clinique, à côté de la vieille dame sourde. Ma mère dormirait dans l’alcôve, chaque nuit, après son travail aux ateliers Atlas. Elle mettrait toujours la vieille bouilloire cabossée sur le camping-gaz, pour préparer son thé amer. Peut-être que Gianni recommencerait à venir, il ramènerait sa petite valise pied-de-poule et son fameux poste de radio à antenne, pour écouter les ondes du monde entier, le matin, à l’heure du café.

Rien ne bougerait, rien ne changerait. Même Semmana continuerait sa vie dans le petit appartement obscur du premier, sans jamais voir le soleil, douce et résignée comme une tourterelle en cage. Peut-être qu’elle serait la seule qui penserait à moi quand je n’y serais plus. Je me souviens comme elle me parlait, rien qu’avec son regard, quand j’étais malade. J’ai très envie de la voir, de monter l’escalier et de frapper à sa porte, pour voir son visage encore une fois.

Mais je ne suis plus seule tout à coup. À côté de moi, sur le banc, il y a un homme d’un certain âge, avec des cheveux gris. Il n’a pas la peau très nette, plutôt fripée comme du vieux papier, et ses habits sont chiffonnés aussi. Il a posé son journal sur le banc, à côté de moi. J’ai vu les titres : Mitsouko, la belle Eurasienne etL’Homme a vaincu l’espace ! Je veux penser à autre chose. J’essaie d’écrire une lettre. Dans mon sac Liberty j’ai pris le cahier de littérature de Mademoiselle Risso, et j’ai arraché une double feuille. À qui vais-je écrire ? Au début, j’ai cru que j’allais écrire à Morgane, et puis au bout d’un instant, c’était plutôt à Green. J’ai même mis, quelque part : « voyez-vous, cher Monsieur… » Maintenant, je ne sais plus. D’ailleurs, j’ai bien trop froid pour écrire. Ça doit être parce que je n’ai rien pris depuis hier, juste un café noir ce matin. Et puis, il devient difficile de se concentrer avec cet étrange bonhomme à côté de moi, qui s’agite et toussote sans arrêt.

Il a poussé son journal, et maintenant il est assis tout près, je sens sa jambe qui touche la mienne, et son odeur, pas très nette non plus. Je le regarde avec étonnement, et lui penche un peu sa figure vers moi, il a de drôles d’yeux vides et tristes comme ceux d’un chien. Il dit quelque chose, j’ai du mal à comprendre. Je dis : « Quoi ? Qu’est-ce que vous dites ? »

J’entends sa voix qui dit assez bas, avec un ton de blague qui ne va pas avec ses yeux :

« On pourrait faire un ballet, un petit ballet à quatre yeux. » Il prononce : « Quatre-z-yeux. »

Bon, je hausse les épaules et je m’en vais sans rien dire. J’entends sa voix qui crie des noms, une voix aigre, désagréable, méchante :

« Mireille ! Carmen ! Pamela ! »

Il devait vraiment se demander de quel pays j’étais !

J’ai acheté un journal au kiosque, je suis entrée dans un bar du bord de mer, pour me réchauffer. C’est calme et luxueux, comme le restaurant où j’étais allée avec Green. Il y a des banquettes en moleskine grenat, des tables en marbre. Il y a une musique de somnambules. Ce n’est pas mal.

J’ai acheté le journal pour les annonces de boulots. Très vite je vois qu’il n’y a rien pour moi. Rien que des dactylos et des secrétaires bilingues. Je suis bilingue, mais sans illusions. Il y a aussi les annonces bidon, belle j.f. pour défilés mode, plastique impec., ou peintre réputé cherche modèle f. pour poser nue.

Peut-être que je pourrais retourner travailler à garder Martial, le fils de la parfumeuse. Il n’est pas très méchant. Il est petit et maigre, avec une tignasse rousse emmêlée et des taches de rousseur sur la figure et sur tout le corps. Il a un nez mince et effilé. Il a de beaux yeux jaunes, cernés. Je crois que c’est parce qu’il se masturbe tout le temps. Sous son lit, il a une collection de revues porno, même des américaines et des allemandes. Il m’a dit qu’il a commencé l’allemand en sixième. C’est une belle langue, il me lisait en déclamant ce qui était écrit à côté des photos porno. Ça, c’était quand même drôle, et on terminait par des fous rires.

Quand sa mère arrivait, il entendait le bruit de la voiture dans la rue, et il cachait toutes les revues sous son lit. « Pourquoi tu ne lis pas autre chose ? » Je lui ai posé la question.

Quelquefois, il était vraiment horrible. Après le dîner, quand sa mère était sortie pour aller au cinéma avec son petit ami, Martial mettait les doigts dans sa bouche pour vomir tout ce qu’il avait mangé. Je ne sais pas pourquoi il faisait cela. Après, il était tout pâle et malade, il s’allongeait sur le divan et il geignait. Il ne voulait pas parler. Il m’a dit qu’il avait appris à se faire vomir quand il était tout petit, son père habitait encore avec sa mère.

La parfumeuse ne parlait jamais de cela. Pourtant elle le savait sûrement. Martial m’a dit qu’il l’avait fait devant elle. Peut-être qu’il voulait seulement qu’on s’occupe un peu de lui. Peut-être qu’il voulait avoir l’air horrible. Après, il était pâle comme un mort, avec un drôle de regard terne et brouillé. Je crois que je n’aurai pas le courage de retourner là-bas.