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Morgane habite un grand appartement, dans un immeuble moderne d’où on voit la mer partout devant soi, comme si on était au sommet d’une falaise. C’est la première fois que je viens chez elle. Jusqu’à présent, on se voyait au Café des Aveugles, ou bien dans la rue. Je me demandais comment ça se faisait qu’on se rencontre si souvent au hasard, dans les rues de la vieille ville. Je sortais de la Loge, je prenais la rue Rossetti, j’allais jusqu’à la fontaine où se réunissent les clochards, puis à gauche jusqu’à la petite place que j’aime bien, où il y a cette fontaine qui fait sa musique, et Morgane était là, assise sur le rebord de pierre, en train de fumer une cigarette comme si elle n’attendait personne.

J’étais si fatiguée, je ne savais plus où aller. J’ai téléphoné à Morgane. J’avais son numéro, elle l’avait écrit sur la première page d’un livre qu’elle m’avait prêté, elle disait qu’elle n’avait jamais lu un livre aussi beau, A Sibila d’Agustina Bessa Luis. Au téléphone, elle avait une drôle de voix un peu étouffée, un peu filtrée, elle a dit : « Viens tout de suite, ma chérie, ou plutôt, non, reste où tu es, je viens te chercher. » Je l’ai attendue près de la cabine téléphonique, le long du mur qui borde le petit jardin de Green. Les autos roulaient devant moi, ça faisait un bruit de rivière en crue, un bruit de mer en tempête. Je fermais les yeux. Il y avait des autos qui ralentissaient, ils devaient croire que j’étais une prostituée, ils m’appelaient, ils disaient des noms : « Mireille ! Carmen ! » ou bien : « Fatima ! » Ou peut-être comme l’autre type à cheveux gris : « Un petit ballet à quatre-z-yeux ! »

Je ne sais pas pourquoi, je croyais que Green allait arriver, avec sa moto, au bon moment. Il passerait justement par là, il soulèverait son casque, il sourirait, comme lorsqu’il venait m’attendre à la sortie du lycée.

Morgane est arrivée dans son taxi. Elle ne veut pas conduire, elle dit qu’il faut passer un examen, elle ne veut plus d’examens. Elle va à pied, ou en taxi. Je suis montée dans le taxi, elle m’a embrassée. « Mais qu’est-ce qui t’arrive, ma Libbie ? Dans quel état tu es, je parie que tu n’as rien mangé depuis des jours, tu es prête à tomber. Tu aurais dû, il fallait m’appeler, venir, tu sais bien que je ne sors presque pas, il y a tout le temps quelqu’un, Sacha, ou Mina, il fallait venir tout de suite, pas errer dans les rues, tu ne te rends pas compte. »

Elle parle vite et beaucoup, et moi j’ai la tête renversée en arrière sur le dossier, j’ai l’impression que je suis en train de tomber. C’est vrai, je me rends compte maintenant que j’étais sur le point de m’écrouler, encore quelques minutes, quelques pas dans la rue et je serais tombée par terre.

« Je ne voulais pas… Je croyais… » Je bafouille.

« Tu ne voulais pas quoi, me déranger ? Tu ne te rends pas compte, arrête ton cinéma, je t’en prie, tes foutues politesses. Me déranger, toi ! »

Elle m’a installée dans une petite chambre rose, à l’arrière, sur la cour. « Là tu seras tranquille. C’est mon bureau, si tu vois ce que je veux dire. Le matelas par terre est bon, moi je dormirai dans le living. Sacha habite l’autre moitié, tu le verras si ça te chante. Tu ne gêneras personne. Et personne ne te gênera. »

Elle est sortie faire des courses. Je me suis allongée sur le matelas, et j’ai dormi.

Quand je me suis réveillée, il était tard. J’ai marché pieds nus jusqu’aux toilettes. Morgane était dans le living, comme si elle m’attendait. Par la grande baie vitrée, j’ai vu le soleil en train de se coucher. La mer était déjà toute grise, laide. Mais le ciel était d’un jaune magnifique.

Morgane m’a fait asseoir. Il n’y avait pas de sièges dans la grande pièce, seulement des coussins partout, de toutes les couleurs. Morgane a allumé un bâton d’encens.

« Tu as faim ? J’ai préparé des pâtes fraîches. »

Un jour, on avait mangé ensemble, dans un petit bistro italien, j’avais goûté à toutes les pâtes. Il y avait un plat dont le nom m’avait fait rire, ça s’appelait mierda de can.

J’aimais bien être ici. On était suspendu, entre ciel et mer, on n’était nulle part. Il y avait une musique un peu monotone qui venait d’un haut-parleur caché, comme chez le dentiste. C’était doux et triste, ça montait et ça descendait avec un bruissement de tambours. C’était turc, ou persan, je ne sais plus.

Après, on a mangé les pâtes dans des bols. Sacha, le mari de Morgane, est venu. Je ne l’avais jamais vu. J’ai été un peu étonnée, parce qu’il était vieux, l’air malade. Il soufflait fort. Il avait un front très haut, dégarni, qui brillait. Il avait dû être grand et fort, et maintenant il était lourd, maladroit, voûté. Mais il avait des yeux bleu acier très froids. Il posait son regard sur vous, et ça faisait une impression de distance, de méchanceté indifférente. J’ai pensé tout de suite qu’il haïssait Morgane, qu’il me haïssait aussi.

Il n’a pas voulu manger. Il m’a regardée, et il a dit à Morgane :

« Alors, c’est elle ? Elle est très jolie. »

Je me souviens que j’ai rougi, je ne sais pas pourquoi. Comme si j’étais quelque chose que Morgane avait trouvé dans la rue, ou dans un bar, au hasard.

Morgane l’a rembarré : « Écoute, tu ne vas pas commencer, laisse-la tranquille. » Mais lui continuait à me regarder avec ses yeux méchants, il répétait :

« Elle est très jolie, très jolie… »

Après tout, il était peintre. Il ne faisait pas de portraits, seulement des sortes de taches géométriques dans des couleurs plus froides que ses yeux, gris, bleu, vert, blanc.

On a mangé des pâtes, et Sacha buvait du whisky dans un grand verre où il ajoutait de temps en temps un peu d’eau Perrier. Après, il est allé se coucher. Avec Morgane, on est restées seules dans le living, à parler et parler. Je n’avais jamais parlé comme ça. Même avec Green, quand on était dans l’hôtel, et qu’on avait parlé sur le lit, ça n’était pas comme ça.

Avec Morgane, on glissait doucement, on allait de tous les côtés. On fumait, on écoutait de la musique. Elle a mis un disque de Mozart, puis un de Debussy, un de Beethoven, et Carmina Burana. Je buvais du whisky, c’était amer, ça faisait tourner la tête. De temps en temps, Morgane se levait, elle allait jusqu’à la grande vitre, elle regardait la nuit. Elle m’a prise par la main, elle m’a fait voir la nuit, la mer disparue, le vide, les étoiles des réverbères et les feux des autos sur des routes obliques. J’ai voulu ouvrir la fenêtre, mais la baie était verrouillée. Morgane a dit : « C’est à cause de Sacha. Quelquefois, la nuit, il se lève, il veut passer par la fenêtre. » Elle aussi, elle avait peur du vide. Elle s’approchait de la glace avec précaution, elle la touchait du bout des doigts avant de regarder.

C’était si bien. Je ne pensais plus à ma mère, ni à Monsieur Herschel, ni à Amie, ou si je pensais à eux, c’était comme je voulais faire, comme j’ai dit. Partir, dix, quinze ans, et quand je reviens, tout a changé, tout le monde m’a oubliée.

Ensuite, j’ai eu froid, je crois. Il y avait comme une brume dans la grande pièce. C’était peut-être à cause de la fumée des cigarettes. J’étais si fatiguée. Pendant que Morgane parlait, je me suis endormie. Les lumières étaient toutes grises. J’étais allongée sur les coussins, la tête appuyée contre mon bras, et Morgane était à côté de moi. Elle ne parlait plus à ce moment-là, je m’en souviens, et le dernier disque s’était arrêté. Il n’y avait que le bruit de la mer, comme une respiration, le bruit des pneus des voitures.