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Il pleuvait. Morgane s’est penchée sur moi, je sentais son souffle sur mon visage. Sa main défaisait les boutons de ma chemise, je sentais ses doigts sur ma peau, curieusement ils étaient durs, noueux, on aurait dit des bouts de bois. C’était curieux, cette main qui touchait ma poitrine, le souffle chaud sur mon visage, mais je ne pouvais pas voir ses yeux, ni sa bouche, je voyais seulement son ombre, ses cheveux qui faisaient deux grandes ailes rouges de chaque côté de sa tête. Il y a eu un moment où je trouvais ça bien, puis il y a eu un moment où je n’ai plus supporté. Je me suis mise debout, j’ai rattaché maladroitement les boutons de ma chemise. J’ai dit : « Il faut que je parte d’ici. » Morgane a dit : « Non, écoute, il est tard, il pleut, tu ne peux pas t’en aller, reste. » Elle avait une voix enrouée. J’ai dit : « Non, il faut que je parte tout de suite. » Je cherchais autour de moi mes affaires, mon sac Liberty. Je ne savais plus où j’étais. Morgane a dit : « Écoute, reste dormir, tu partiras demain. Il est trop tard, où est-ce que tu vas aller maintenant ? » J’étais si fatiguée, je ne savais même plus où j’avais mis mon sac de plage. Je suis allée laver mon visage à l’eau très chaude, puis je me suis couchée dans la petite chambre, sur le matelas à même le sol. Morgane a dit : « Je vais dormir sur les coussins dans le living, si tu as besoin de quelque chose. » Elle n’a pas fermé tout à fait la porte, et dans le noir, j’ai surveillé le rai de lumière tant que j’ai pu garder les yeux ouverts.

Je suis allée au Café des Noctambules. Je ne veux plus retourner au Café des Aveugles, je n’irai plus jamais. C’est curieux, j’ai l’impression qu’il s’est passé des mois et des années, que j’ai vieilli et que tout a changé, que plus rien n’est comme avant, comme je voulais faire, comme j’ai dit. J’ai l’impression que je suis plus près de quelque chose, mais je ne sais pas de quoi. Peut-être que je ne vois plus comme avant. Ou alors, peut-être que je suis très fatiguée, comme après un long voyage.

J’ai voulu écrire encore une lettre. J’ai pris le fameux cahier de littérature, là où Mademoiselle Risso voulait qu’on écrive nos « cristaux » — elle raconte toujours la même histoire, les mines de sel de Salzbourg, les rameaux qui s’étaient changés en cristaux, et Stendhal. Il n’y en avait qu’un, je l’avais recopié dans un livre du Colonel, ça disait : « Le temps est un enfant qui joue au trictrac (Héraclite). » J’ai arraché encore une double feuille, au centre. J’ai commencé à écrire :

« Cher Monsieur. »

Mais j’avais beau regarder la page, je n’arrivais pas à commencer ma lettre. J’ai pensé que peut-être je n’avais rien à dire, rien qui me donne envie de le dire, à lui, ni à personne, surtout pas à lui.

Après cet après-midi dans l’hôtel, avec Green, je ne m’étais pas sentie différente. C’était comme s’il ne s’était rien passé. Pourtant, si j’avais été voir le docteur Haven, elle n’aurait pas pu dire en ricanant comme l’autre fois : « Ça ne se voit pas. » Après, je n’avais plus été vierge, et il y avait eu un peu cette souffrance et ce sang qui avait taché le drap, quand j’avais été ouverte, et normalement j’aurais dû être quelqu’un d’autre. J’aurais dû me sentir une femme, avec un corps et des seins de femme, des pensées nouvelles. Mais je n’y avais même pas pensé. Simplement, quand j’étais retournée à la Loge, j’avais senti une grande solitude. Ma mère ne savait pas. Elle avait dîné très tôt et elle s’était couchée dans l’alcôve. Quand j’étais rentrée, elle n’avait rien dit.

Je pensais que j’étais comme elle, maintenant, je pouvais avoir moi aussi un enfant caché dans mon ventre, et partir pour un autre monde. Ou bien traverser la mer, jusqu’à Mehdia, aller dans les dunes, jusqu’à Nightingale, au milieu des champs de sorgho et de haricots.

Après, Green n’était pas revenu, ni le lendemain, ni le jour suivant. Je suis allée dans le petit jardin qui tourne le dos à la mer, et là je l’ai vu. Il était avec sa femme et son petit garçon Mickey. Il y avait aussi son chien Tobie. Quelquefois je ne me souvenais plus si c’était le chien qui s’appelait Mickey et le garçon Tobie. Green riait, il jouait avec le petit garçon, il ne voyait rien d’autre. Sa femme avait de belles lunettes de soleil cinéma, de beaux cheveux blonds. J’étais à moitié cachée derrière une charmeraie, je les regardais qui riaient et s’amusaient. Le petit garçon était assis par terre dans l’allée, il jouait à lancer en l’air une petite auto. C’est pour cela que j’avais écrit sur le cahier de littérature la phrase d’Héraclite. C’était il y a deux mille cinq cent ans, c’était maintenant.

Puis un jour, j’avais téléphoné chez lui, comme ça, sans réfléchir. Il m’a dit, très vite, comme si je le dérangeais : « Rappelle demain matin, à neuf heures. » J’ai rappelé n’importe quand, surtout pas à neuf heures. « Allô ? Allô ? » C’est drôle, une voix qui dit allô ? dans le vide. C’était la voix de sa femme. Elle avait une voix désagréable, un peu trop aiguë.

Après, je ne suis plus retournée au lycée, parce que je ne voulais plus voir les visages des autres, ni les professeurs. Je ne sais pas s’il est allé m’attendre, avec sa moto. Peut-être qu’il a parlé à quelqu’un d’autre. Peut-être qu’il a recommencé avec Marie-Louise. Mais moi je vois bien que je ne pourrai plus écrire une lettre.

À midi, je suis entrée dans la vieille ville. Déjà j’avais un peu oublié. Je ne faisais pas semblant. Vous êtes ailleurs quelques jours, une nuit, rien du tout, et voilà, les choses ne sont plus pareilles, il y a une tache, un volet, une moto accrochée à un arceau, un vieux assis dans l’encoignure d’une porte.

Il y avait du soleil. Déjà l’été. Les cris stridents des martinets, les bruits de voix dans les cuisines, les tintements de la vaisselle. Les cris des enfants dans les cours des immeubles. J’ai suivi le même chemin, sans m’en rendre compte, rue de la Poissonnerie, rue Place-Vieille, la fontaine, rue Centrale, l’autre fontaine que je n’aime pas, avec toujours plus ou moins de mégots dans le bassin. Rue Droite, rue de la Loge. Je suis montée jusqu’au couvent. J’aurais bien voulu voir le vieux curé, l’abbé Giaume avec sa soutane usée. Quand il sortait dans la rue, il y avait toujours des grappes d’enfants qui le suivaient, qui couraient autour de lui, qui le tiraient par les pans de sa soutane. Il riait. Il avait toujours des bonbons dans les poches, il les lançait aux enfants. Il y en avait un qu’il aimait particulièrement, un garçon trop gros, les autres l’appelaient Gros-Tas. Son vrai nom c’était Béchir. Je crois qu’il était un peu simplet, comme l’abbé Giaume.

Je suis redescendue jusqu’à la maison. Les fenêtres du sixième étaient comme toujours, avec le grillage et les persiennes fermées. Plus loin, j’ai vu le Bébé Peugeot de Lucien, accroché au poteau d’interdiction de stationner. C’était toujours le même antivol bleu à chiffres, qui s’ouvrait quand on faisait 3771. Il ne m’a jamais expliqué pourquoi il avait choisi ces chiffres-là.

J’ai monté l’escalier d’ardoise. Au début, je ne savais pas trop ce que j’allais faire. Quand je suis arrivée sur le palier du premier, j’ai eu envie de voir Semmana. Je l’entendais à travers la porte, elle chantonnait en faisant la cuisine. Il y avait une bonne odeur de pommes de terre et de viande, une odeur de douez. Semmana n’a pas son égale pour préparer le douez. Même ma mère ne sait pas le faire aussi bien. Ça me donnait le vertige, parce que je n’avais rien mangé depuis la veille, depuis les pâtes fraîches à la tomate de Morgane. Je suis restée appuyée au chambranle de la porte, à écouter les bruits de Semmana, sa voix qui chantonnait, à respirer l’odeur qui me faisait défaillir. Et puis, je ne sais pas si elle m’a entendue, ou si elle a deviné que j’étais derrière la porte, elle est venue ouvrir. Elle m’a regardée. Elle avait un foulard blanc noué autour des cheveux, parce qu’elle venait de les teindre au henné. Il y avait encore des gouttes rouges qui coulaient sur ses tempes. Elle a dit simplement : « Entre. »