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Je suis entrée dans la petite pièce sombre où elle faisait la cuisine. Il y avait juste la place pour une chaise. Semmana m’a fait asseoir, et elle est retournée devant le fourneau.

« Il doit rentrer ? »

Elle a compris ce que je voulais dire.

« Non, pas maintenant. Tout à l’heure. Ce soir, il va rentrer. »

Elle savait que je n’aimais pas son mari. C’était un homme brutal, un ivrogne. Ma mère disait qu’il la battait tous les soirs.

« Ça sent bon. C’est pour lui ? »

Semmana a ri.

« Pour lui, oui, pour moi, pour toi. C’est pour toi. Tu as faim ? »

Elle parlait avec son drôle d’accent kabyle, elle confondait les consonnes, elle mélangeait des mots dans sa langue. Elle avait un si beau visage, avec des pommettes très hautes, une bouche souriante, l’arc parfait de ses sourcils, et ce nez légèrement aquilin, fin, racé. Elle avait des yeux couleur d’ambre, couleur de cuivre vert. J’aurais aimé être comme elle, j’aurais aimé qu’elle soit ma mère. Moi, j’étais comme un fruit sec et brûlé. J’aimais la couleur de sa peau, douce, dorée comme le miel. Je lui ai dit, quel dommage qu’elle ne soit pas ma mère. Elle n’a pas eu l’air étonnée. Au contraire, elle m’a regardée avec cet air de gentillesse un peu moqueuse que j’aimais bien, et elle a dit : « Ça va, ça va, ma fille. » Elle a dit cela, benti, ma fille. C’était bien.

On a commencé à manger, dans la même pièce. Elle a mis une caisse debout devant la petite table, en guise de chaise pour elle. J’avais l’impression que ça faisait des mois que je n’avais pas mangé. En mangeant, on parlait de choses et d’autres, comme si c’était un jour ordinaire, comme s’il ne s’était rien passé. Semmana hochait la tête de temps en temps, elle disait : « Ça va, ma fille, ça va. » C’était bien. C’était paisible. J’avais l’impression que ça faisait des années que je n’avais pas connu cette tranquillité. J’aurais aimé tout oublier, et qu’il ne reste personne d’autre qu’elle et moi, dans ce petit appartement gris sans fenêtre sur le jour, avec les bruits qui résonnaient dans la cour étroite, les radios, les voix des enfants, des femmes. On n’a pas parlé de moi, ni de ma mère. Seulement, à un moment, je lui ai dit, j’avais la gorge serrée parce que le temps passait, que son mari allait revenir et que je devais m’en aller. Je lui ai dit : « Tu sais, Semmana, je ne voudrais pas aller dans une maison de correction. »

Je croyais qu’elle ne comprendrait pas. Mais elle s’est penchée vers moi, elle m’a embrassée sur le front, elle m’a dit : « Tu es ma fille, à moi aussi. » Elle n’a pas dit ça comme ça, elle l’a dit en arabe, et c’était bien plus doux et plus fort, comme un serment. J’ai senti mes yeux se remplir de larmes. J’ai compris tout d’un coup pourquoi j’étais revenue jusqu’à la Loge, pourquoi j’avais monté l’escalier étroit jusqu’à sa porte. J’ai compris que c’était elle, elle était au centre de cette ville, son cœur et son âme, tout était en elle, ici dans ce petit appartement sans lumière, c’était elle la reine de ce monde. Sans elle, peut-être que rien ne resterait. Sans elle, les pauvres abandonneraient leurs maisons, laisseraient les enfants au coin des rues. Sans elle, il ne pourrait pas y avoir de paix ni de douceur, seulement la pauvreté et l’envie qui rongent, les crimes de sang, les filles qu’on emmène en voiture pour les vendre, les hommes ivres dans les cantines, les clodos, les éthéromanes dans les escaliers, avec leurs flacons et leurs tampons.

Je me suis levée, j’ai mis mon assiette dans l’évier. Je n’avais que quelques pas à faire pour aller jusqu’à la porte. J’ai embrassé Semmana, encore, j’ai pris de la lumière de ses yeux. Puis je suis montée en haut de l’immeuble, jusqu’au sixième, j’ai pris la clef que j’avais toujours autour du cou, je l’ai tournée lentement dans la serrure.

L’appartement était exactement comme je l’avais laissé, ç’aurait pu être il y a quelques heures à peine, avec les persiennes tirées, l’alcôve avec le divan et ses coussins, la table de formica et les deux chaises devant la fenêtre. J’ai marché à travers la pièce, jusqu’à la commode avec le réveil-matin, les deux serre-livres en coquillages, et la boîte à gâteaux dans laquelle il y a tous les papiers, dans laquelle ma mère avait rangé l’avis de décès de mon père. J’ai eu envie de laisser un mot quelque part, mais à quoi bon ? Elle ne sait pas lire, et de toute façon ça aurait fait un peu cinéma.

Je me suis allongée sur le divan, dans l’alcôve. L’après-midi, c’était bien pour dormir ou pour rêver. On garde les yeux ouverts et on voit le reflet de la fenêtre sur le plafond. Quand il y a du soleil dans la rue, on voit marcher les gens à l’envers. Quelquefois une auto, ou une benne, un cyclomoteur. Il n’y a pas beaucoup de bruit, seulement des bruits lointains, assourdis, comme dans des tuyaux.

J’étais très fatiguée. J’avais envie de dormir. Un peu avant le soir, je suis repartie. J’ai laissé mon sac de plage Liberty à côté de la table. Finalement c’était mieux que d’écrire un mot.

Avec l’argent qui me restait, j’ai pris un taxi jusqu’à la clinique où était Amie. C’est vraiment une belle clinique, au milieu d’un jardin. Il y a un bassin où nagent des poissons rouges un peu décolorés. On voit toute la ville, couverte d’une brume laiteuse, les collines sombres qui ressemblent à des îles. Il y a un grand bruit qui monte de tout ça, qui fait peur, un bruit qui ressemble à des voix parlant toutes ensemble. J’étais assise sur un banc de pierre, devant le mur de la clinique, avec Amie qui était quelque part dans une salle. Je pensais à Mehdia, à l’embouchure du grand fleuve. Je pensais aux champs de sorgho, et à Nightingale, la maison devant la forêt de chênes-lièges. Je pensais à cela comme si ça n’existait pas vraiment, comme si je l’avais lu dans le fameux Guide du Chemin de fer et de la Route. Comme si quelqu’un me l’avait raconté.

Un jour, ma mère m’a parlé des Zayane. Elle m’a parlé du grand Moha ou Hammou, qui était venu pour reconquérir les terres de Khénifra, avec toutes les tribus des montagnes. Elle m’a raconté la grande ville qu’il avait faite, avec les palais, les musiciens et les danseurs, les gens qui venaient travailler de toutes les parties du monde. Quand elle racontait cela, c’était comme une histoire de djinns et de mages. Alors tous les guerriers de la montagne s’étaient réunis, les Aït Affi, les Aït Abdi, les Aït Ziddouh, les Aït Raho. Ils avaient entouré le Siyed, le Zayane. Les Français avaient dû s’enfuir au loin, vers la côte. Elle racontait cela comme une légende, la grande ville berbère, où on ne parlait plus l’arabe ni le français, la ville où les brigands devenaient des saints. Elle disait cela, elle disait le nom du grand Moha ou Hammou, parce que c’était le nom brûlant d’où nous étions nées.

« Pourquoi ne sommes-nous plus là-bas, dans cette ville ? » J’avais le cœur qui battait plus fort, je m’en souviens, parce que je croyais que je connaissais enfin le secret de ma naissance. Ma mère n’a pas répondu. Elle a dit seulement : « Maintenant, nous n’avons plus de terre, nous devons errer sur les routes, Dieu l’a voulu. »

Elle et mon père étaient partis de cette ville, comme tous les Zayane, comme tous les vaincus. Les soldats étrangers étaient revenus, ils avaient conquis la grande ville fortifiée, les routes, les ponts, les champs de blé et les forêts de chênes-lièges, ils avaient pris les fleuves jusqu’à leurs sources. Comme des guerriers aveugles les Zayane erraient sur les routes.