Plus tard, je suis entrée dans la chambre où était Amie. Elle était toujours à la même place, comme si elle n’avait pas vécu. Seulement, elle était plus pâle, elle tenait les yeux fermés. J’ai cru qu’elle dormait. Je me suis assise à côté d’elle, sur la chaise chromée, je l’ai regardée. À un moment, dans son souffle elle a dit quelque chose. Ses lèvres ont bougé, mais je n’ai pas compris ce qu’elle murmurait. Ses paupières se sont soulevées, et j’ai vu la goutte de vie accrochée dans ses yeux. J’ai pris sa main, si légère, si maigre, je l’ai serrée longuement, pour faire passer un peu de chaleur. Peut-être qu’elle ne m’a pas reconnue. Peut-être qu’elle a cru que c’était son mari.
J’avais envie de lui parler, qu’elle m’entende, qu’elle se souvienne. Je croyais que si elle se souvenait, elle pourrait revenir dans notre monde. Je lui ai dit : « Nightingale… Nightingale. » J’ai dit aussi : « La maison… Les champs, les vignes, la forêt… Tu te souviens ? La cabane, au bout du jardin… Je m’étais cachée, tu criais mon nom : Libbie ! Libbie !… Ta voix résonnait loin dans les champs, ça faisait fuir les oiseaux, et Hassan, le fils du contremaître, criait lui aussi, en imitant ta voix aiguë. Tu te souviens ? » Je parlais doucement, j’avais une voix monotone, comme si je récitais un texte par cœur.
Dehors, la lumière déclinait. Il n’y avait personne d’autre dans la chambre. Le lit qui avait été occupé par la vieille dame sourde était vide, les draps tendus jusqu’en haut. C’était déjà comme si elle n’avait pas existé. On l’avait emmenée, elle était morte. Elle avait cessé de respirer dans la nuit, ou au petit matin. C’est drôle, les gens qui s’en vont. Vous détournez les yeux, juste un instant, et quand vous regardez à nouveau, il n’y a plus personne.
Pour cela, je tenais la main d’Amie serrée bien fort dans ma main, je guettais la goutte de vie dans ses yeux. Elle était déjà si loin, si fragile. Elle était pareille à la flamme d’une bougie.
« Tu te souviens, quand avec Lassie on avait trouvé le bébé lièvre, dans les dunes ? Il s’était caché derrière une touffe de chardons, comme si on n’allait pas le voir, tout petit, avec ses oreilles rabattues en arrière, ses gros yeux qui brillaient. C’est Lassie qui l’avait trouvé. Elle s’était arrêtée devant lui, elle tendait son museau, avec précaution, elle avait peur de lui ! Je l’ai ramassé, tu m’as dit qu’il fallait bien tenir la tête vers moi et mettre une main sous ses pattes pour qu’il ne se blesse pas avec ses griffes. Après on l’a relâché dans les dunes, je l’ai regardé filer entre les herbes, la tache blanche de sa queue et ses oreilles dressées ! » Je ne savais même pas si elle m’entendait. Évidemment, ça ne doit pas être commode d’écouter une histoire quand on a une sonde dans le nez et un goutte-à-goutte dans le bras. Mais ça ne faisait rien, je continuais. C’était pour moi plus que pour elle. Je ne pouvais pas entendre le silence dans cette chambre trop blanche, la fin d’après-midi du dimanche, quand tous les visiteurs sont partis, les couloirs vides, le jardin vide, et ce lit neuf où la vieille dame sourde n’existait plus.
Je parlais, je parlais, de tout ça, de Nightingale, les champs de sorgho, les vignes, la grande forêt des rouvres, et les dunes, et la mer à l’endroit où le mascaret remonte la rivière Sebou. C’était des histoires peut-être, car rien n’avait existé avant l’appartement de la Loge et la grande maison délabrée en haut de la colline des Baumettes où habitaient le Colonel et Amie. Est-ce que les choses cessent d’être vraies quand elles s’éloignent dans le temps ? J’aurais voulu le lui demander maintenant, à Amie, qu’elle le dise. Qu’elle ouvre les yeux encore, pour que je voie sa vie, et qu’elle réponde. Qu’elle raconte un peu, à son tour, ce qu’elle avait vécu autrefois, comment c’était, à Nightingale. Qu’elle raconte quand elle m’avait prise, dans ma boîte en carton, pour me porter dans son lit. Quand elle m’avait trouvée sur le sol de la cuisine, comme si un djinn m’avait apportée là, dans le vent de sable.
« Tu te souviens, je n’avais même pas une robe, j’étais enveloppée dans de vieux chiffons à fleurs, alors tu m’avais habillée avec une robe de ta plus grande poupée, celle qui s’appelait Lucie et que tu avais gardée depuis ton enfance, tu te souviens, cette grande poupée avec des yeux bleus et des cheveux filasse. Un jour, je l’ai fait tomber, elle s’est cassée, et toi tu as pleuré, comme si c’était vraiment ton enfant… »
Mais si ça n’était pas vrai, pourquoi est-ce que tu m’as menti ? Pourquoi est-ce que tu as inventé cette histoire à l’eau de rose, ce canon abandonné dans le vent, à la porte de ta cuisine, ce bébé enveloppé dans des chiffons à fleurs, cette petite fille tombée du ciel. Est-ce que c’était donc si terrible, si horrible, cette table où tu avais compté les billets de banque, un par un, tout craquants et tout neufs, comme quand on achète un cheval ou une vache, ou une auto, et qu’on veut aller plus vite, forcer la décision du vendeur, le séduire avec la vue de l’argent sur la table.
« Tu te souviens ? » Mais je ne savais plus de quoi il fallait se souvenir. Il y avait tant de choses, et peut-être qu’aucune n’était vraiment vraie.
Je suis partie. Je suis allée jusqu’à la maison de Monsieur Herschel, en haut de la colline des Baumettes, je me suis assise sur les marches de l’escalier. J’aimais bien ce jardin. La maison s’appelle la Roseraie, mais le Colonel dit toujours qu’on devrait bien l’appeler la maison des acanthes, parce qu’il y en a tellement, et si belles, avec leurs tiges bien droites au-dessus des feuilles en plateau, et toutes ces fleurs épineuses blanches et mauves comme des fleurs de chardon.
L’année où on a quitté Nightingale, c’était à la fin de l’été, je m’en souviens bien. Au printemps, il y avait tant de fleurs d’anthurium dans les serres. Tous les cartons étaient prêts dans les hangars, avec le dessin du rossignol fait par Amie. Monsieur Herschel allait à chaque instant voir les fleurs coupées, il vérifiait les emballages dans le papier de soie. On attendait son ami Monsieur Buisson. Il devait venir avec son camion pour emporter les fleurs jusqu’à l’aéroport. Il avait passé un accord avec une compagnie d’avions-cargos. Les fleurs avaient leur place pour Paris, pour Bruxelles, pour Francfort. C’était la première fois. Bientôt il y aurait des cartons avec le dessin d’Amie dans toutes les boutiques de fleuristes du monde. Je serais l’ambassadrice des fleurs, j’irais partout pour en parler. Avec Amie, nous irions dans les beaux hôtels, dans les restaurants. Les fleurs ouvriraient leurs calices couleur de corail dans les plus belles maisons du monde.
Mais Monsieur Buisson n’est pas venu avec son camion, ni ce jour-là, ni les autres jours. Le Colonel a téléphoné, il a cherché d’autres camions, il a pris sa voiture avec une dizaine de cartons sur la banquette arrière. Il n’a rien trouvé. Il n’y avait pas d’avion-cargo réservé. Tout était faux, inventé. Monsieur Buisson était parti avec la provision que lui avait donnée le Colonel. C’était un traître. Il avait vendu tout ce qu’il possédait, et il avait levé le camp. Les fleurs sont mortes dans leurs cartons, comme dans de petits cercueils. Celles qui n’avaient pas été coupées ont flétri sur leurs tiges, parce qu’il faisait trop chaud dans les serres. Alors le Colonel a fait un grand tas avec les fleurs et les cartons, et il a tout brûlé. Ça a fait une grande fumée grise qui sentait mauvais, comme quand les champs de blé brûlaient, à cause des pinces à linge des insurgés. C’était plus que jamais l’été des incendiaires.