Nous avons quitté Nightingale. Je ne savais pas où j’allais. J’étais à nouveau une Zayane. Je ne pouvais pas avoir de maison.
Le soir, il y a les cris angoissés des merles dans les jardins. Ils volent de plante en plante, à la recherche d’un endroit où passer la nuit. Mais peut-être que ce n’est pas cela qui les inquiète. C’est la nuit qui vient, l’ombre qui grandit, le soleil qui s’éteint derrière la terre. Ils sentent le froid de l’espace, ils voient la lumière bleue de la lune, ou bien quelque chose se déchire en eux, leur fait mal.
Le ciel devient jaune. Les fenêtres de la maison aux acanthes s’allument dans le soleil couchant. Le faîte des palmiers est encore dans la lumière, et en bas, la nuit unit les feuilles des acanthes comme sur l’eau d’un lac. Il y a des sortes de moustiques tigrés qui se posent sur moi, piquent mes bras, mes chevilles.
Je sais ce qui me manque ici. C’est peut-être pour cela que les cris des merles me font tressaillir. Quand la nuit arrivait à Mehdia, je m’en souviens, avec Amie nous marchions jusqu’à l’estuaire du fleuve, jusqu’aux murs de la ville. Nous passions par la porte de la mer, et nous entrions dans le palais en ruine qui ressemblait à la demeure des génies. Nous marchions entre les murs effondrés, couverts de ronces. Nous entendions les cris des oiseaux.
C’était un soir, peut-être le dernier soir que nous avons passé dans ce pays, je ne me rappelle plus. L’air était doux et léger, le ciel était jaune comme maintenant, avec des bandes de nuages. Je ferme les yeux à demi, il me semble y être encore. Amie me tenait par la main. Sa main était douce et tiède, je la serrais très fort, il me semblait que nous nous parlions ainsi. Avec elle je regardais le ciel, la mer, le fleuve qui semblait arrêté par la marée. Il y avait des bateaux de pêche qui entraient lentement dans l’estuaire, leurs longues voiles effilées penchées comme des ailes. Je savais que je ne verrais plus jamais cela. Je savais que même si je le voulais très fort, même si je revenais, je ne le verrais plus. J’avais des larmes dans les yeux, et en même temps je voulais tout voir, tout prendre, comme si je devais passer le restant de ma vie à m’en souvenir.
À un moment, Amie a dit : « Ecoute ! » Par la porte de la mer, dans le vent léger, j’ai entendu la voix du muezzin qui appelait. Très loin, pareille à un mince fil se déroulant dans l’air, on l’entendait sans l’entendre, je veux dire, pas seulement avec les oreilles, mais aussi avec les yeux, avec le visage, avec la respiration, c’était léger et précis, c’était un regard, une couleur, un frisson.
Maintenant, ici, dans le jardin abandonné, où Amie ne vient plus, j’entends cette voix, elle m’unit à l’autre côté du monde, à l’autre versant de ma vie.
J’ai redescendu la colline des Baumettes, par les escaliers et les ruelles qui vont tous vers les grandes avenues, comme les ruisseaux vers les fleuves. La nuit brillait de tous les côtés. Je me souviens, au début, quand j’allais m’asseoir sur le pas des portes, et que je regardais les lumières des cafés, les hommes, les filles fardées, en attendant que l’amant de ma mère s’en aille de chez elle. À présent, tout cela me paraît si loin, si différent. Peut-être que je suis vraiment devenue quelqu’un d’autre.
J’ai commencé à marcher dans les rues de la vieille ville. Il y avait beaucoup de monde dehors. Des vieux, des jeunes, des gens d’ici et d’ailleurs. Dans les bistros, la musique arabe gémissait. Il y avait des odeurs de restaurants italiens, de la friture, du café. Il y avait de vieilles femmes habillées en noir assises sur leurs chaises devant leur porte, des enfants qui couraient en criant. À un moment, j’ai été reconnue par des enfants. Ils m’entouraient, ils criaient : « Saba ! Saba ! » C’était bizarre, ça me faisait quelque chose d’entendre mon nom. Il y en a un qui m’a accompagnée jusqu’à la Loge. Il était très brun, avec de grands yeux de velours. « Toi, comment tu t’appelles ? » Je lui ai demandé cela. Il m’a dit : « Moi, je m’appelle Rachid. » Il marchait un peu en retrait, sans me quitter des yeux. Il avait un pantalon taché, et de vieux baskets trop grands. « Il y a longtemps que tu es ici ? » Quand je lui parlais, il se rapprochait un instant. « Moi ? Hier soir. » En passant, il m’a montré une porte. « J’habite ici. »
Un peu plus loin, la boulangerie était ouverte. La belle dame italienne était sur le pas de la porte. Quand je suis passée, elle m’a souri, elle a dit : « Attendez. » Elle est revenue avec une miche. « Elle m’est restée de cet après-midi. »
On est arrivés devant la porte de ma maison. J’ai donné la miche à Rachid. « Bon. Au revoir, Rachid. » Il a dit seulement merci, et il est reparti en courant vers la place.
Dans l’escalier, en passant, j’ai dit bonsoir à Semmana, comme chaque soir. Elle avait l’air fatigué, elle avait un pansement sur la tempe, là où son mari l’avait frappée. Mais ses beaux yeux verts brillaient de la lumière que j’aime. Elle m’a dit, comme elle dit toujours : « C’est bien, ma fille. C’est bien. »
J’ai continué à monter. Je suis passée devant l’appartement des gitans, devant celui de la vieille Ida, qui est un peu folle. Partout, il y avait des bruits de voix, des radios, l’odeur de la nourriture. La minuterie s’est éteinte comme toujours, un peu avant que je n’arrive au sixième, et j’ai continué à tâtons. Sous la porte, il y avait un rai de lumière électrique. Je n’ai plus eu qu’à frapper. Je ne voulais pas entendre le bruit de la clef dans la serrure.
« ’Chkoun ? »
J’ai dit bêtement :
« Moi. »
Je pensais : si elle crie, si elle dit quelque chose de désagréable, je m’en vais pour toujours. J’irai à l’autre bout du monde, même au Canada.
Mariem a ouvert la porte. Je ne voyais pas bien son visage à cause de l’ampoule électrique. Elle m’a paru si frêle, si petite. Elle avait des lunettes que je ne connaissais pas. Elle avait son tablier à fleurs roses et bleues qui lui donnait l’air d’une petite fille. Elle n’arrivait pas à parler. Elle a fait un pas vers moi, elle m’a serrée contre elle, et nous sommes entrées ensemble par la porte étroite, comme si nous dansions. Elle disait mon nom, elle disait aussi « ya kbidti », c’est drôle, ça veut dire « mon petit foie ». Tout d’un coup, j’ai été très fatiguée. Je me suis assise sur la chaise, devant la table en formica, et j’ai commencé à pleurer, pendant qu’elle m’apportait un verre de thé brûlant, je crois bien que j’ai mêlé mes larmes au breuvage amer.
Fascination
Elle est apparue de nouveau, cette nuit. Pourquoi de nouveau ? Est-ce que je l’avais vraiment déjà vue, ailleurs, dans un autre temps ? Est-ce que je l’avais seulement rencontrée ? Pourquoi ai-je eu alors cette impression, ce coup au cœur, quand elle est entrée, cette nuit, dans cette salle immense, accompagnée de cette vieille au regard de sorcière, toutes deux vêtues de noir comme les tziganes, et qu’elle a commencé à traverser le restaurant, sans souci pour l’émoi qu’elle provoquait, son beau visage dédaigneux éclairé et capté par les jeux de lumière et d’ombre venus des plafonniers ? Pourquoi alors ai-je senti sa présence, avant même de l’avoir vue, de les voir toutes deux, quand elles avaient poussé la porte vitrée, venues du mystère de la nuit dans cette ville terrible, comme réfugiées dans cette salle immense au bruit de volière ? Oui, j’ai senti cela en moi, comme un regard étranger, comme un mouvement de l’air sur ma peau, un danger presque, et elles entraient dans cette salle, immense et étrangère, elles deux dans les mouvements lents des plis de leurs robes noires, elle si jeune et belle, au visage étincelant, elle si vieille et noire, froissée, sèche et ratatinée, avec ce regard fermé, durci, comme l’ombre d’orbites vides. Mais pourquoi mon cœur battait-il plus vite, plus fort, comme si cet instant avait une importance extrême, et rien de ce que je vivais, rien de ce que j’avais vécu n’étaient au hasard ? Je me suis levé un peu de ma chaise, je crois, comme pour partir, ou pour aller au-devant d’elle, je ne sais plus. Je les regardais avancer à travers l’immense salle, suivant une ligne en diagonale, elle devant, impassible, s’arrêtant devant chaque table, suivie de la vieille qui se voûtait, et dont le regard courait plus vite qu’elle, cherchant quelque chose qu’elle ne parvenait pas à retenir. Quand elles sont arrivées au fond de la salle, alors seulement j’ai compris ce qui les avait attirées dans cette salle de restaurant qui n’était pas pour elles. À chaque arrêt, la vieille tirait à demi de son cabas une rose déjà à moitié fanée, et la proposait aux dîneurs, qui détournaient leur visage avec ennui, avec dégoût peut-être. Ou bien était-ce la beauté presque inconcevable de la jeune gitane, son visage sombre, ses yeux ardents et absents, sa bouche éclatante, ses longs cheveux noirs libres sur ses épaules, ses mains aux poignets si fins, tout son corps souple et léger dans cette longue robe noire de satin usé, dansante comme une ombre, c’était elle qui obligeait les gens à détourner leur regard, à fuir dans l’abri d’une conversation fausse, d’une indifférence feinte, ou même, à quelques reprises, d’une colère révélatrice. Oui, plusieurs fois, je vis des femmes, et un homme, au moment d’être sollicités par la vieille mendiante, les chasser d’un geste véhément, élevant une voix que la peur rendait aigre et criarde. Les saltimbanques continuaient à avancer à travers la grande salle, qui peu à peu devenait silencieuse et vide. C’est-à-dire que moi, assis à ma table au centre de la salle, je ne voyais plus les autres convives, je n’entendais plus le brouhaha de leurs voix. Au contraire, je percevais de façon presque insupportable chaque mouvement des deux femmes, et il me semblait que j’entendais chaque son de leur voix, ou plutôt, la voix monotone et geignarde de la vieille au regard de sorcière, et le silence dédaigneux de la belle jeune femme qui marchait devant elle, et s’arrêtait elle aussi de table en table, mais sans se retourner, le regard fixé au loin, dans le vague, et brillant d’un éclat dur, presque effrayant. Moi, mon cœur battait de plus en plus fort dans ma poitrine, et je sentais la sueur mouiller mes paumes. De quoi avais-je peur ? En quoi les deux bohémiennes (car maintenant je ne pouvais plus douter qu’elles fussent bohémiennes, à leur robe longue, à leurs cheveux défaits, au noir charbonneux des yeux de la jeune femme, au visage en lame de couteau de la vieille mendiante) pouvaient-elles me menacer ? Pourtant, c’était ainsi : je ressentais cette scène comme si elle n’avait de sens que pour moi, parce que j’y étais. Comme si les deux femmes en noir n’étaient pas entrées dans la salle de ce restaurant pour vendre leurs fleurs, mais pour me chercher.