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Elle est là, maintenant, tout près de moi, si près que je pourrais la toucher. Elle me regarde de ses yeux profonds, brillants, de son regard que je ne peux éviter, dont je ne peux me soustraire, de son regard qui m’interroge. Puis j’entends sa voix. Elle me parle. Elle dit des mots, j’entends sa voix basse, un peu rauque, son accent étrange — espagnol, russe, portugais ? Elle dit, venir, paraître, souvenir, comme cela, en roulant les r et en accentuant la dernière syllabe. Elle se tourne vers sa mère, cette vieille au regard de sorcière qui mendie de table en table, elle lui parle dans sa langue inconnue, où je reconnais en effet des mots d’espagnol, gracia, alabad, ou malpais, je ne sais plus. Est-ce de moi qu’elle parle ! La vieille m’a regardé brièvement, d’un regard chargé de haine, et s’est détournée pour continuer sa progression entre les tables des noceurs indifférents.

C’est son regard que j’ai reconnu. C’est lui qui me ramène longtemps en arrière, à cette maison blanche au bord du boulevard. Je reviens de l’école, l’hiver, montant lentement le boulevard de corniche, et dès que j’ai passé le virage — un grand bâtiment sale où est écrit, en lettres arrondies d’avant-guerre un mot, un nom que je n’oublierai jamais, qui alors a pour moi quelque chose de magique, de vaguement menaçant, un nom écrit ainsi :

JUDEX

J’aperçois la maison blanche où vivent les étrangers, dans leur sous-sol sombre. Chaque fois que je passe près d’elle, mon cœur bat plus vite, à cause de ces voix, de ces bruits, des visages de femme qu’on entr’aperçoit dans les soupiraux, ou d’un enfant dont la voix pleure en sourdine, pas comme les enfants des riches, mais doucement, et longtemps, longtemps. Un après-midi, comme je monte la côte, peut-être plus vite qu’à l’ordinaire, sans m’y attendre, elles sont là : au pied de la maison blanche, dans la petite allée qui mène à l’entrée du sous-sol, une étroite bande de terre saupoudrée de ces hideux gravillons blancs que les propriétaires répandent dans les jardinets de la colline, elles sont là : la vieille femme vêtue de noir, au regard de sorcière, assise sur une chaise de paille, et devant elle, debout, maigre dans ses habits noirs, immobile comme si elle attendait vraiment quelqu’un, ou quelque chose, la petite fille. Son visage est très pâle, mangé par son épaisse chevelure noire, par ses yeux immenses, brillants. Comme j’avance, elle se tourne un peu vers moi, et elle me regarde, et comme aujourd’hui, son regard m’envahit et me libère, me change. Mais je ne devrais pas parler d’aujourd’hui, puisque aujourd’hui n’existe pas. C’est son regard d’alors, brûlant, fiévreux dans son visage pâle, ce regard de détresse, d’interrogation aussi, cet appel, cette annonciation qui n’ont pas cessé, année après année. Il est resté en moi, semblable à une lumière qui brûle dans la nuit, qui ne cesse pas de brûler. Je crois que je me suis arrêté un instant sous ce regard. Jamais je n’avais imaginé que ce regard pouvait exister, ici, dans cette maison, je veux dire dans le malheur de ce souterrain sans lumière, dans la prison où l’on disait que vivaient les esclaves. Debout au milieu de l’allée, la petite fille vêtue de noir était immobile, elle ne faisait pas attention aux autres gens qui se hâtaient sur le trottoir. C’était moi seulement qu’elle regardait, comme si j’étais celui qu’elle avait attendu (moi comme si elle m’avait attendu), moi seulement qu’elle avait choisi. Combien de temps suis-je resté arrêté sur le bord du trottoir, attaché à son regard sombre et mystérieux d’enfant, le cœur battant vite, ne sachant plus rien d’autre ? Je ne sais plus, et aujourd’hui je me demande si j’ai vraiment cessé d’être là. Mais je m’en souviens maintenant, après toutes ces années qui n’ont plus aucun sens, je me souviens d’être venu, encore et encore, à chaque instant, guettant l’heure où la jeune bohémienne quitterait l’ombre humide du sous-sol pour rester avec son aïeule sur le sentier de gravillons. Le soleil d’hiver éclairait ses vêtements, ses cheveux, allumait un reflet plus chaud sur la peau de son visage. Un jour, la chaise était vide, et la petite fille était assise à la place de sa grand-mère, et quand elle me vit, elle se leva, et courut presque vers moi, puis s’arrêta, peut-être effrayée de ce geste. « Est-ce qu’elle est malade ? » J’ai demandé cela, je crois. Elle répondit aussitôt : « Non, ce n’est pas cela. Elle a dû faire une course en ville. » Elle répondait, et ces paroles insignifiantes, elle les disait de sa voix claire comme si c’étaient les mots les plus importants du monde. Et pour moi, ils étaient importants, en effet, et je sentais autre chose qui passait au dehors des mots, dans son regard, dans la lumière, dans la beauté de son visage, de son front, de ses cheveux, et ses épaules et son corps fragile dans la robe noire. « Et vous, où allez-vous ? » Je me souviens aussi de la honte qui m’avait empêché de dire que cette route que je suivais, chaque jour, était celle qui allait de la maison de ma grand-mère au lycée, route dérisoire et banale, qui enlevait toute nécessité à notre rencontre, en faisait un banal accident sur le chemin des écoliers. Alors je ne lui disais jamais : « Je vais au lycée » mais : « Je vais là-bas », ou « Je dois aller par là. » Et elle ne me demandait pas ce que c’était, ce « là-bas ». En revanche, j’étais heureux de pouvoir lui dire que je montais chez ma grand-mère, que j’allais chez ma grand-mère, pour déjeuner, ou pour passer la nuit, parce que je me sentais plus proche d’elle, comme elle, qui vivait avec sa grand-mère (mais cette vieille en noir n’avait rien de comparable avec ma grand-mère, si douce et tendre, elle était dure et effrayante, et les jours où elle était assise sur la chaise, je me contentais de faire un sourire des yeux, et la petite fille en noir me suivait du regard, n’osant pas bouger elle non plus, ni rien dire, seulement avec cette expression d’inquiétude et cet appel dans son regard sombre, qui me poursuivait et faisait battre mon cœur longtemps après que j’avais passé le second virage).

J’aimais voir la petite fille vêtue de noir, chaque fois que je revenais du lycée, ou les samedis et dimanches, quand je pouvais flâner dans les rues du quartier. Pourtant, pas une fois je ne me suis interrogé sur elle, pas une fois je n’ai cherché à savoir ce qu’elle faisait, quand elle n’était pas debout dans l’allée étroite de l’immeuble. J’aurais dû lui poser des questions, lui demander ce qu’elle aimait, ce qu’elle voulait, guetter les réponses dans ses yeux, écouter battre son cœur, serrer ses mains d’enfant, essayer de donner quelque chose, de partager quelque chose. Mais je crois que pour moi, au fond, elle n’existait pas. Elle était un fantôme, une apparition, toujours à la même place absurde, au bord de ce boulevard d’enfer grondant de camions et d’autos, dans le froid cruel et dans la solitude de ce couloir, au pied des grands immeubles, devant les soupiraux des sous-sols desquels elle s’était échappée quelques instants, à la manière des prisonniers qu’on aère dans les cours vides des bâtiments carcéraux. Je crois que pour moi elle était un rêve, déjà, magique et mystérieux, une image ensorcelante et fragile, mais exilée de toute vie réelle, avec cette tristesse et ces secrets que les vivants ne peuvent pas percevoir. Saltimbanque, comme cette autre petite fille que je voyais alors, chaque saison de Noël, sur la grande place battue par les vents, maigre et bleuie dans son collant pailleté, et qui se contorsionnait devant son père, un drôle de sourire crispé sur son pauvre visage sans enfance. Mais moi je ne savais pas voir cela, je ne pouvais pas le comprendre. Ce que j’aimais, c’était le rêve justement, cette image noire et fiévreuse, ce regard attaché au mien avec une intensité qui me troublait et m’amusait à la fois, ce regard d’animal sauvage que je découvrais, et qui ne ressemblait à rien de ce que le monde réel pouvait me montrer, ce regard qui était amour et mort, désir, crainte et savoir déjà, fierté et dédain déjà, peut-être…