Je ne sais pas combien de fois j’ai regardé cette photo, pour essayer de comprendre. Comme s’il y avait une histoire secrète écrite sur ces visages, que j’allais pouvoir déchiffrer. Elle m’a apporté la photo un jour, quand nous allions nous promener dans les jardins publics, et elle m’a dit tous les noms des garçons et des filles qui étaient sur la photo avec elle, c’était une litanie qu’elle récitait par cœur. « Martine Eyland, Cécile Sappia, Marie-Antoinette Lieu, Raïssa Laabi, Alain Pagès, Sophie Gerardi, Maryse Aubernet, Nadia Cohen, Pierre Barnoud, Fadila… » Je me souviens de certains de ces noms, j’avais écouté avec attention sa voix quand elle les prononçait, et c’était la chose la plus importante du monde.
Ce que je vois, c’est son visage surtout, le visage qu’elle a à cet âge, sur la photo, l’arc parfait de ses sourcils comme dessinés au charbon, ses yeux sombres et profonds, brillants, et cette chevelure noire où s’accroche la lumière. Quand je l’ai connue, elle portait encore les cheveux en une seule natte épaisse qui descendait jusqu’à ses reins. Jamais elle ne se montrait avec les cheveux défaits, et j’imaginais cette chevelure noire tombant en pluie sur ses épaules et dans son dos. Sur la photo, elle est assise au premier rang, sa jupe prise entre ses genoux à la manière des bohémiennes, son regard dirigé droit vers l’objectif, sans timidité ni coquetterie. Elle regarde, pour se défendre, pour déjouer les pièges, peut-être. À cette époque-là, quand je l’ai connue sur la petite place, derrière chez moi, elle ne portait jamais de lunettes noires.
C’est ce regard que je ne peux pas oublier. Sur la photo, elle est assise très droite, les mains posées sur ses genoux, les épaules carrées, le visage légèrement en arrière par le poids de sa tresse. Son front est lisse, barré par les arcs de ses sourcils, et dans son regard brûle l’étincelle rapide de sa vie. Elle regarde à travers le glaçage de la photo, il me semble qu’elle est le seul visage doté d’un regard au milieu des inconnus. J’ai souvent essayé d’imaginer ce qu’elle pouvait être, pour les autres, pour Martine, et Sophie, Maryse Aubernet, Nadia Cohen, ou pour les deux garçons de sa classe, ce Pierre Barnoud au visage timide de blond, ou cet Alain qui grimace un peu. Comment est-ce qu’elle a pu vivre avec eux sans qu’ils la voient ? Un jour, quand j’étais chez elle, dans les derniers temps, elle m’a parlé pour la première et unique fois du Lycée Français, des professeurs, du trajet qu’elle devait faire à pied, à l’aube, pour venir du bidonville, et le soir, pour rentrer. Elle a dit cela, qu’elle n’avait pas d’amis, qu’elle ne parlait à personne, qu’elle croyait qu’elle était invisible. Et moi je regarde son visage, sur la photo, et je ne vois plus qu’elle.
Au début, avec Zobéïde, je jouais à cache-cache. C’était peut-être à cause de la pauvreté dans laquelle elle avait vécu toute son enfance, ou bien parce qu’elle ne voulait rien savoir de moi, ni de personne. Plusieurs fois, je l’ai vue passer et disparaître dans les ruelles étroites. Un soir, après la classe, je l’ai suivie, pour découvrir son adresse, son secret. Ce n’était pas la première fois que je suivais quelqu’un dans les rues. Je peux même dire que j’étais assez fort dans cet exercice. J’avais suivi comme cela plusieurs types louches, et des filles qui ne s’en étaient même pas aperçues. Mais avec Zobéïde, ç’avait été une véritable aventure, qui m’avait entraîné à travers toute la ville.
Je me souviens de cette marche interminable, les places qu’elle traversait, les carrefours entre deux voitures. On était allés plus loin que la gare, dans les quartiers que je ne connaissais pas. Il y avait des néons qui brillaient, des cafés, des hôtels, des gens embusqués, des prostituées aux yeux fatigués. Toujours, devant moi, la silhouette de Zobéïde, qui marchait vite, bien droite, sa jupe bleue, son blouson, et la longue natte noire qui se balançait dans son dos.
Jusqu’à cet immeuble ordinaire, contre la voie ferrée, avec ce nom bizarre écrit au-dessus de la porte en lettres moulées dans le plâtre : Happy days. Après elle, je suis entré dans le hall, et j’ai lu à la hâte les noms écrits sur les boîtes aux lettres, pendant que la minuterie tictaquait, ces noms dont je me souviens encore maintenant comme de noms magiques, écrits à la main sur des bristols fixés aux boîtes. Balkis, Savy, Sauvaigo, Eskenazy, André, Delphin. Au bout de la rangée, écrit d’une jolie main sur un rectangle de papier d’écolier punaisé sur la boîte, ce nom qui est devenu pour moi le nom le plus important du monde, le plus beau, le nom que je crois avoir toujours entendu : Alcantara. Ensuite, j’ai même osé monter quelques marches de l’escalier, de drôles de marches en ardoise usées au centre qui vous faisaient perdre l’équilibre. J’ai écouté les bruits qui résonnaient dans la cage d’escalier, les éclats de voix, des cris d’enfants, les grognements d’animaux des postes de télévision.
C’était là que Zobéïde habitait, avec sa mère, je l’ai su un peu plus tard. Elles vivaient toutes les deux seules, et sa mère ne sortait jamais parce qu’elle ne parlait pas autre chose que l’arabe. Plusieurs fois j’ai suivi Zobéïde jusqu’à l’immeuble, puis je rentrais chez moi, le cœur battant, le visage brûlant, parce que j’avais l’impression de commettre une trahison. Et peut-être que c’était vraiment une trahison. Un soir, c’était au commencement de l’été, les classes étaient finies, Zobéïde est venue vers moi. Je m’en souviens bien, c’était le long d’un haut mur de pierre qui longeait la voie ferrée, il n’y avait aucune issue pour que je puisse m’échapper. Elle est venue vers moi, et je ne me rappelle pas bien ce qu’elle m’a dit, mais je sentais la brûlure du soleil sur le haut mur qui avait chauffé toute la journée, et les yeux de Zobéïde qui me regardaient avec colère. Elle a dit quelque chose comme :
« Pourquoi marches-tu tout le temps derrière moi ? »
Je n’avais pas envie de nier.
« Tu crois peut-être que je ne t’ai pas vu, derrière moi, comme un caniche ? »
Elle m’a regardé un bon moment comme cela, et puis elle a haussé les épaules et elle est partie. Moi, je restais contre le mur, je croyais que j’allais tomber, je sentais un vide au fond de moi. Pourtant, c’est après cette rencontre que nous sommes devenus amis. Je ne comprends pas bien pourquoi tout a changé. Peut-être qu’au fond, ça l’avait fait rire de parler de moi comme d’un caniche. Simplement, un jour, elle est venue sur la placette et elle m’a invité à me promener. Nous avons marché dans les jardins poussiéreux. C’était le matin, et l’asphalte fondait déjà sous la chaleur. Elle avait une jupe claire et une chemise blanche aux poignets retroussés, comme sur la photo. Par le col ouvert, je voyais sa peau brune, la forme légère de ses seins. Elle était jambes nues, pieds nus dans des sandales. Nous avons marché, en nous tenant par la main. Je crois que c’est ce que j’ai aimé, quand elle m’a montré cette photo. Parce qu’elle était encore tout près de ce temps-là, il me semblait qu’en fermant les yeux, en écoutant sa voix, en sentant son odeur, j’étais avec elle dans cette école, avec les autres. Comme si je l’avais toujours connue.
C’était vraiment l’été, même les nuits étaient chaudes. À peine levé, j’étais dehors. Mon père et ma mère se moquaient de moi, peut-être qu’ils se doutaient de quelque chose. Ils imaginaient un flirt, une fille du quartier, la fille des voisins du dessous. Marie-Jo, très pâle, avec de beaux cheveux blonds. Ils ne savaient pas.
Nous nous voyions chaque jour. Nous partions ensemble, au hasard des rues, vers la mer, ou bien, vers les collines, pour échapper au bruit des voitures. Nous restions assis sous les pins, à regarder la ville blanche, brumeuse. Dès dix heures du matin, il faisait si chaud que ma chemise collait à mon dos. Je me souviens de l’odeur de Zobéïde, jamais je n’avais senti une telle odeur, piquante, violente, qui me gênait au début, puis que j’aimais, que je ne pouvais plus oublier. Une odeur qui voulait dire quelque chose de sauvage, un désir, et ça faisait battre mon cœur plus fort. J’avais seize ans, ce mois-là, en juin, et bien qu’elle n’eût que deux ans de plus que moi, j’avais l’impression de ne rien savoir, d’être un enfant. C’était elle qui décidait tout, quand elle me verrait, où on irait, ce qu’on ferait et ce qu’on dirait. Elle savait où elle allait. La chaleur de l’été, les rues, les pins au soleil, cela pesait et enivrait, cela faisait perdre la mémoire. Un jour, je lui ai dit :