C’est Juliette qui a voulu qu’elle vienne vivre à la maison. Il y avait, sur le même palier, une chambre indépendante qui devait servir autrefois pour la domestique, et qu’on appelait « la chambre inondée » parce que l’eau y entrait chaque fois qu’il y avait un orage. C’est là que Zinna s’est installée, durant cette année extraordinaire et terrible qui a précédé sa disparition. Elle était dans une période difficile, elle n’avait plus d’argent, nulle part où aller. Elle avait rencontré Juliette à la maison, et elle lui avait tout de suite plu. Juliette était malade, ses crises d’asthme étaient de plus en plus rapprochées, de plus en plus fortes. Elle disait : « Jure-moi que tu ne m’enverras pas à l’hôpital, qu’on ne me mettra pas dans un poumon d’acier. » Elle m’a chargé de demander à Zinna de rester avec elle. « Comme ça, elle sera moins seule », ai-je dit à Zinna. J’avais peur qu’elle refuse, et en même temps, je n’arrivais pas à l’imaginer tout près, à chaque instant. Zinna a dit oui, très simplement. Un matin, elle est arrivée dans la chambre inondée. Elle n’avait rien d’autre qu’une petite valise, et son fameux manteau gris. Elle est venue accompagnée d’un jeune garçon que j’ai pris d’abord pour un gitan, sombre, avec de beaux yeux sans cesse aux aguets. Quand elle a vu que je le regardais, elle m’a dit son nom, un nom étrange : Gazelle. Elle a dit aussi : « C’est un voleur, mais il est gentil. » Il l’accompagnait partout. Quand elle venait pour la leçon de musique, en fin d’après-midi, à l’Opéra, il s’asseyait par terre, dans le couloir, devant la porte, ou bien il restait sur les marches de l’escalier. Il ne voulait pas entrer dans la salle aux volets fermés.
Cette année-là était extraordinaire, brillante. Je m’en souviens, maintenant que plus rien n’existe. Même Juliette était transformée. Elle avait le regard plus vif, quand elle parlait de Zinna. Elle était pressée, impatiente. Sans cesse elle allait frapper à sa porte. Elles restaient ensemble des heures, elles se parlaient. Elles allaient se promener, elles faisaient des courses. Mais Zinna ne rentrait jamais chez nous.
Rien n’était comme avant. Zinna était sans cesse présente, même si je ne la voyais qu’au moment des leçons, ou parfois, au hasard, dans les rues voisines, dans les escaliers. Je ne comprenais pas ce qui m’arrivait. C’était peut-être de l’amour, du désir, mais alors je n’y pensais même pas. Pas un instant je n’avais imaginé cela. Peut-être que c’était elle, sa jeunesse, sa beauté, ou bien le son de sa voix, qui m’avaient envoûté, qui m’avaient lié.
Je me souviens, un après-midi de printemps, il pleuvait à verse. J’étais rentré fatigué par les répétitions, trempé jusqu’aux os. J’avais monté les escaliers, et elle était là, assise devant la porte. L’eau cascadait de la gouttière dans sa chambre, elle avait l’air désemparé. J’ai pris un seau et des serpillières, et tous les deux nous avons épongé le sol de sa chambre, essayé de colmater les fuites sous la fenêtre. À la fin, nous nous sommes assis sur le lit de camp, épuisés et trempés, et nous avons ri et parlé, comme s’il n’y avait aucune différence, que nous avions le même âge, que nous avions toujours vécu ensemble. C’était si simple, si facile d’être là, avec elle. Sa chevelure rouge brillait de gouttes d’eau. Elle parlait du Mellah, des marchés, le souk des tanneurs, le souk des forgerons, elle parlait des maisons, des fondoucs. Moi, je lui parlais de Mostaganem comme si j’y avais vécu avec mon grand-père Chaim, des soirées où le théâtre brillait de toutes ses lampes. Je n’avais plus d’âge, Zinna n’avait plus d’âge. Tout était neuf et lumineux. L’orage continuait, la pluie cascadait sous la fenêtre, mais ça n’avait plus aucune importance.
Zinna était inscrite pour le concours. Elle répétait chaque après-midi, dans la salle aux volets fermés. Maintenant, il y avait des élèves qui restaient pour l’entendre. Quand elle chantait l’air de Don Giovanni, Là ci darem la mano, ou le récitatif, crudele ? là, dans cette pièce vétuste où le soleil n’entrait jamais, il y avait de la magie, une force mystérieuse. Oui, c’était le bonheur, le désir qui s’épanouissaient dans cette pièce, qui anéantissaient le reste. J’attendais l’instant des répétitions avec une impatience grandissante. Plus rien ne comptait, mes propres essais au violoncelle, avec l’orchestre, m’ennuyaient. Les autres musiciens s’en rendaient compte. Ils savaient. Ils chuchotaient des choses. L’un d’eux, un flûtiste du nom de Santucci me prit un jour à part, il voulait me dire quelque chose, il n’y arrivait pas : « Mon vieux, il faut te ressaisir… Tu comprends, il ne faut pas te laisser aller. » Je l’ai regardé méchamment : « Me ressaisir ? Me laisser aller ? Tu me prends pour un objet trouvé ? » Ils étaient inquiets, jaloux. Maintenant, je peux imaginer qu’ils étaient attirés, eux aussi, par la voix, par la flamme au-dessus de sa chevelure, par son regard transparent. Qu’ils avaient deviné, eux aussi, que ce ne serait pas toujours ainsi, que ça n’était qu’un instant, une vibration, un battement, et que le silence et le vide qui s’ensuivraient seraient encore plus terribles.
Maintenant, Zinna est partie. Elle n’a pas dit où elle allait. Elle ne s’est pas présentée au concours. Elle s’est effacée, simplement. Un soir, longtemps déjà après son départ, Juliette a eu une crise plus grave. Elle était allongée sur le carrelage, pâle, le visage creusé. Elle respirait mal, comme si son diaphragme devait soulever un poids terrifiant. Je l’ai trouvée là en rentrant de l’Opéra. Son regard brillait de souffrance et d’inquiétude.
« Est-ce que Zinna est là ? » Elle a dit cela lentement, en me serrant la main de toutes ses forces. « Tu veux que je l’appelle ? » J’ai dit cela comme on parle à un enfant malade, pour le calmer. Elle a secoué la tête. « Non, non, je veux seulement. » Elle me regardait avec une sorte d’étonnement, comme si ce qu’elle disait ne venait pas d’elle. Elle a dit : « Tu l’aimes. » Ce n’était pas une question. Je ne sais plus ce que j’ai dit, ce que j’ai fait. J’ai dû téléphoner à police-secours. Malgré mes promesses, j’ai laissé les infirmiers l’emmener à l’hôpital. Zinna n’est jamais revenue dans cette maison.
« Tu sais, Gazelle, quand j’étais toute petite, il n’y avait pas de plus beau quartier que le Mellah. »
Zinna commençait toujours ainsi. Elle s’asseyait sur la plage, et Tomi se mettait à côté d’elle. C’était généralement le matin. Le soir, elle disparaissait. Elle allait voir des gens, loin, à l’autre bout du monde, elle allait dans des restaurants qui brillaient comme des paquebots. Sur la plage, le matin, c’était bien. Les mouettes tourbillonnaient. C’était comme s’il n’y avait rien d’autre au monde, que tout pouvait durer une éternité.
« Alors, nous habitions une maison très vieille, étroite, juste une pièce en bas où couchait mon père avec mon oncle Moché, et moi j’étais dans la chambre du haut. Il y avait une échelle pour grimper sur le toit, là où était le lavoir. C’était moi qui lavais le linge, quelquefois Khadija venait m’aider, elle était grosse, elle n’arrivait pas à grimper l’échelle, il fallait la pousser. À côté de chez nous, il y avait la maison bleue. Elle n’était pas bleue, mais on l’appelait comme ça parce qu’elle avait une grande porte peinte en bleu, et des fenêtres à l’étage aussi étaient peintes en bleu. Il y avait surtout une fenêtre très haute, au premier, qui donnait sur un balcon rond. C’était la maison d’une vieille femme qu’on appelait la tante Rahel, mais elle n’était pas vraiment notre tante. On disait qu’elle était très riche, qu’elle n’avait jamais voulu se marier. Elle vivait toute seule dans cette grande maison, avec ce balcon où les pigeons venaient se percher. Tous les jours j’allais voir sa maison. De son balcon, je rêvais qu’on pouvait voir tout le paysage, la ville, la rivière avec les barques qui traversaient, jusqu’à la mer. La vieille Rahel n’ouvrait jamais sa fenêtre, elle ne se mettait jamais au balcon pour regarder. Peut-être que ça lui était égal de voir tout ça, peut-être qu’elle n’y pensait même pas. Peut-être qu’elle était triste, parce qu’elle n’avait personne avec qui partager le paysage. Elle avait toujours vécu dans cette grande maison, elle y était née, et quand son père et sa mère étaient morts, elle était restée seule. »