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Zinna parlait lentement, comme si elle cherchait à se souvenir. Tout était si loin, perdu de l’autre côté de la mer. Tomi se serrait contre elle, sur la plage. Zinna mettait son bras autour de ses épaules. Jamais aucune fille ne l’avait serré comme cela. Il ne sentait plus le froid, ni la faim, il n’avait plus peur de l’avenir. Il ne retournerait plus jamais dans le Centre. La police ne le retrouverait pas, il saurait s’enfuir et se cacher. C’était pour ça qu’il s’appelait Gazelle.

Zinna parlait de sa ville, les ruelles qui descendent, les escaliers, les portes secrètes, les passages, et en bas, le grand fleuve avec la vague de la marée qui pousse les branches mortes et chasse les mouettes.

« Tu sais, Gazelle, le Mellah c’était le monde pour moi. Je ne sortais presque jamais du quartier, ou alors juste pour aller voir l’embarcadère, ou bien avec l’oncle Moché, dans les magasins. Quelquefois aussi on allait dans le cimetière, au-dessus de la mer. Mon oncle aimait bien les cimetières. Au Mellah, je connaissais chaque rue, chaque cour, chaque recoin des maisons. C’était tellement grand, et il y avait tant de monde qu’on pouvait naître et mourir là, sans jamais en sortir. Comme la vieille Rahel. Mon oncle Moché était tailleur, enfin, pas vraiment tailleur. Il avait une machine à coudre. De temps en temps, quelqu’un venait le voir avec un coupon de tissu : Moché, combien veux-tu pour me faire un complet avec ça ? Moché secouait la tête : mon pauvre ami, tu parles d’argent, ou de temps ? Parce que si c’est une question d’argent, je peux te faire ton complet pour rien, sans être payé. Là, mon oncle attendait deux ou trois secondes, pour juger de l’effet sur son interlocuteur. Puis, quand le client souriait, il coupait net : mais si c’est de temps que tu me parles, mon pauvre ami, je crois que tu aurais tellement à attendre que tu ferais mieux d’aller l’acheter tout fait, ton complet. Crois-moi, ce n’est pas de la mauvaise volonté, mais si tu voyais la montagne de travail que j’ai, tu t’en irais tout de suite au souk acheter ton complet. Mon oncle Moché, c’était un hâbleur, mais je m’amusais bien avec lui. C’était lui qui m’emmenait en promenade jusqu’au fleuve, ou au marché pour acheter des légumes. L’après-midi, il me faisait écouter ses disques d’opéra, il m’apprenait les paroles en italien, il chantait avec moi. Il m’emmenait aussi dans les fondoucs, pour écouter la musique des Andalous, et voir les danseurs tourner, ils avaient de grands ciseaux qu’ils grattaient en rythme, ils chantaient avec une voix aiguë, mon oncle les imitait bien. »

Zinna montrait à Tomi, sur la plage, elle dansait pieds nus sur les galets, en frappant dans ses mains, elle chantait les chansons andalouses avec une voix aiguë, étrange comme les cris des mouettes. Après, elle racontait encore, et Tomi se serrait contre elle, pour entendre sa voix résonner dans son corps.

« C’était bien, au Mellah, on n’était jamais seul. Il y avait du monde partout, tout le monde se connaissait, se saluait, se regardait. Quand je descendais vers le fleuve, par les escaliers, les autres enfants venaient avec moi, on se retrouvait à chaque coin de rue, on criait, on s’appelait : Fadel ! Saïd ! Salomon ! Moussa ! On allait jusqu’à l’endroit où la mer s’arrête, on jetait des pierres dans la vase, on regardait voler les mouettes, les courlis. On regardait l’embouchure du fleuve, avec les barques des pêcheurs et le soleil qui se couchait dans la mer, je me souviens, j’ai pensé que c’était ça le bout du monde, qu’il n’y avait rien au-delà. »

« Et ta mère, Zinna ? »

« Ma mère est morte quand j’avais cinq ans, de la typhoïde. Je ne me souviens pas d’elle. Mon père, j’avais peur de lui, mais il ne m’a jamais battue. Mais c’était mon oncle Moché que j’aimais. Il était un peu fou. Il ne savait pas travailler. Mon père disait qu’il n’était bon à rien. Quand mon oncle se fâchait, il parlait en arabe, ou en italien, comme dans les opéras. Il disait : scellerato ! perfido ! crudele ! Ça me faisait rire. »

« Mais il t’aimait, ton père ? »

« Oui, il m’aimait bien, à sa façon. Mais il avait des problèmes d’argent. Et puis avec la guerre, c’était difficile. Les gens quittaient le Mellah. Ils ne savaient pas où aller. Les vieux ne voulaient pas s’en aller, ils avaient toujours vécu là, ils ne pouvaient même pas imaginer comment c’était, en France. Mon oncle Moché ne voulait pas y penser. Un jour, il est revenu d’une promenade, il était inquiet. C’était à cause de la vieille Rahel, elle s’était fracturé le col du fémur, on l’avait emmenée à l’hôpital. Ses neveux étaient venus de France pour vendre sa maison. Elle ne pourrait plus y retourner. C’était ça qui bouleversait l’oncle Moché. Et quand on a dû partir, après l’indépendance, mon père a vendu tout ce qu’il avait, il a fait les valises et il a acheté les billets de bateau, pour tout le monde. Mais l’oncle Moché n’a pas supporté. C’était le début de l’hiver, il s’est couché, on a cru que c’était la grippe. Le bateau devait partir dans quinze jours. Il est mort le jour où on devait s’en aller, ou peut-être le jour d’après. Moi je savais que c’était parce qu’il ne voulait pas partir. Alors mon père a fait l’enterrement, et on a pris le bateau d’après. »

Tomi se serrait contre Zinna, il écoutait sa voix dans sa poitrine. Il pensait qu’il avait été là-bas, lui aussi, dans cette ville blanche avec des portes bleues, avec ces escaliers, ces passages, et la rivière, l’embarcadère, et le cimetière au-dessus de la mer, les murs ocre, les portes qui avaient des noms si beaux, la Porte du Retour, la Porte du Vent. Pour ça, il ne voulait plus rentrer au Centre, dormir dans le dortoir avec les autres garçons, entendre leurs bruits obscènes et sentir leurs odeurs, surtout maintenant que Lucien la Belette était parti vivre ailleurs, chez des gens, très loin, en Alsace.

« Tu sais, Gazelle, au Mellah, il y avait des enfants partout, dans la rue, dans les boutiques, aux carrefours à côté des fontaines, sur les rives du fleuve, ils restaient assis à regarder les barques. Partout, il y avait des enfants qui jouaient, qui parlaient, ils te parlaient, ils t’appelaient par ton nom quand tu passais… »

Tomi fermait les yeux, comme pour dormir.

La nuit, Tomi attendait devant l’immeuble moderne, sur la colline. Quand Zinna rentrait seule, il entrait avec elle. Son appartement était tout blanc, presque sans meubles, juste des coussins par terre. C’était extraordinaire, comme dans un film. Pour dormir, Zinna mettait une longue chemise blanche. Tomi se couchait contre elle, pour avoir chaud. Dans le noir, elle lui parlait encore du Mellah, et des cimetières. Tous les cimetières où elle allait, si beaux, si calmes, avec les tombes des pauvres et les dalles de pierre des riches sur lesquelles étaient gravés leurs noms, et l’herbe qui poussait. Il y avait des écureuils qui habitaient dans les tombes. On entendait la rumeur du vent, la mer sur les récifs. Quelquefois, le vendredi, les familles venaient, avec les vieux qui récitaient des prières, ils marmonnaient, ça faisait un bruit de guêpes. Autrefois, Tomi avait peur des cimetières, mais maintenant, à cause de Zinna, il allait souvent dans le cimetière en haut de la ville. Quelquefois, Zinna allait avec lui, ils marchaient entre les tombes, ils lisaient les noms, et puis ils s’asseyaient tout à fait en haut, là où on voyait la mer, et les cargos lents qui avançaient le long de l’horizon.