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Un médecin lui avait donné des médicaments, ça la calmait, elle n’avait pas l’air de souffrir, mais son regard n’accrochait plus la lumière. Tomi lui apportait de la nourriture, du pain, des fruits. Elle ne touchait à rien. La seule chose qu’elle acceptait, c’étaient les oranges. Tomi les coupait en deux, après avoir enlevé l’écorce. Elle suçait la pulpe. Elle était si faible qu’elle devait s’appuyer au mur pour marcher dans l’appartement. Tomi l’accompagnait partout, même pour l’asseoir sur la cuvette des W.-C. Elle se laissait faire comme un enfant. La nuit, il l’allongeait sur le matelas de plage, il l’enveloppait dans une couverture. Elle grelottait de froid. Lui était si fatigué qu’il s’endormait le matin, couché par terre, la tête appuyée sur son coude. Quand il se réveillait, à midi, son cœur battait, il avait peur que Zinna ne soit morte. Il lui parlait, il répétait : « Zinna, réveille-toi, Zinna, Zinna, s’il te plaît ! « Jusqu’à ce qu’elle entrouvre ses paupières et qu’elle le regarde. Mais elle ne parlait pas.

Une nuit, pourtant, il s’est réveillé, la gorge serrée. Il a eu beau lui parler, la secouer, elle n’a pas voulu ouvrir les yeux. « Zinna, Zinna, s’il te plaît ! » Il ne savait plus quoi faire. Il avait mal dans la poitrine. Il a couru en bas de l’immeuble, à la recherche d’un téléphone qui ne soit pas démoli. Le médecin SOS est venu, il a regardé les yeux de Zinna. Il a regardé les uns après les autres les flacons de médicaments vides. Alors il a fait venir une ambulance, et ils l’ont emmenée.

C’était un rêve, ou un cauchemar, entre les deux. Tomi n’était plus retourné dans l’appartement, dans l’immeuble neuf en haut de la colline. Il allait dans la petite rue où il avait rencontré Zinna, autrefois. C’était si loin qu’il ne se souvenait plus si c’était vrai ou faux. Il était même entré dans l’Opéra, il avait monté l’escalier où il s’asseyait pour écouter chanter Zinna. Il aurait voulu entendre à nouveau sa voix, si légère et irréelle, qui emplissait toutes les salles vides. Il était allé jusqu’à la chambre aux volets fermés sur la mer, avec cette ampoule électrique nue qui brûlait au-dessus de ses cheveux. Mais l’Opéra était désert. Dans la chambre, le piano était poussiéreux. Il y avait longtemps que plus personne ne l’avait touché.

C’était la fin de l’hiver. Dans quelques jours, le printemps serait là. Il y avait déjà du monde dans les rues, des filles en robe claire, des garçons en polo. Sur les placettes, les enfants couraient et jouaient au ballon, sans s’occuper des dealers, des trafics, des rendez-vous. C’était comme ça pour lui, autrefois. Quand il s’échappait de la famille Herbaut, à Vaujours, rien n’avait d’importance. Le mal, c’était les autres, les grands, ceux qui allaient trop loin et qui tombaient de leur haut. Dans le quartier de la gare, Tomi a croisé Rosette. Il a détourné les yeux, comme s’il n’existait pas. Il ne connaissait plus personne dans cette ville.

À l’hôpital, Zinna partageait une chambre avec six autres femmes. Son lit était à côté de la fenêtre. À travers les barreaux on voyait un palmier et le ciel bleu. À côté d’elle, il y avait une vieille grand-mère qui s’appelait Sophie. Elle avait essayé de se suicider. Elle avait attaché le cordon de sa robe de chambre à la tringle des rideaux, elle avait mis le nœud autour de son cou, et quand elle avait sauté de l’escabeau, la tringle s’était décrochée en cassant un carreau. Alors on l’avait emmenée, et on l’avait mise là, à côté de Zinna.

Quand Tomi est venu, elle a dit : « C’est ton amoureux ? Mais c’est encore un poussin ! »

Dans le lit blanc, avec ses cheveux attachés par une barrette, et sa chemise propre, Zinna avait l’air d’une petite fille. Tomi s’est assis sur la chaise, à côté du lit. Il ne parlait pas. Il ne voulait pas qu’elle parle. C’était comme au début, tout à fait au début, quand ils se croisaient dans la ruelle, devant l’Opéra.

Il attendrait. Il avait tout le temps, maintenant. La nuit, il allait travailler au marché-gare, à charger et décharger les camions. Le jour, il restait avec Zinna, il la regardait, il l’écoutait respirer. Il tiendrait sa main longue et fine, pour sentir sa chaleur. Il n’y aurait plus d’hôtels à Amsterdam, ni de bateaux, ni d’îles en Grèce. Il ne laisserait plus personne détruire Zinna, sa voix, son regard.

« Emmène-moi, Gazelle, je voudrais tellement retourner chez moi, être enfin chez moi. » Elle avait dit ça un jour, quand elle était malade, avant qu’on ne l’emmène à l’hôpital. Elle était si faible qu’elle ne pouvait plus marcher, plus manger, plus dormir. Le vide était en train de la dévorer.

Maintenant, Tomi savait bien ce qu’il ferait. Un jour, ils marcheraient ensemble hors de l’hôpital, comme s’ils allaient au bout de la rue, juste faire un petit tour avant la nuit, et revenir à l’heure du repas. Au bout de la rue, il y aurait encore une rue, encore une autre. Il y aurait des routes à travers la campagne, des champs, des herbes et des coquelicots. Ils continueraient à marcher, sans se retourner. La nuit serait magnifique, avec des pluies d’étoiles. Comme ils ne sauraient pas où aller, Tomi conduirait Zinna jusqu’à Vaujours. C’était son vrai pays, les terrains vagues entre les immeubles, les collines, les petites maisons régulières. Il lui montrerait la maison des Herbaut, comme s’il y était né. Ensuite ils iraient jusqu’au canal de l’Ourcq, voir glisser lentement les bateaux. Ce serait l’été, il ferait chaud, ils pourraient dormir dehors, contre un talus. Ensemble, ils ne se perdraient jamais. À nouveau, il se serrerait contre elle, il écouterait sa voix dans sa poitrine, pendant qu’elle parlerait encore de sa ville lointaine, aux ruelles étroites, aux maisons très blanches avec leurs portes bleues, et même de la fenêtre au balcon arrondi où la vieille Rahel ne viendrait jamais voir la mer.

La saison des pluies

Est-ce qu’il pleuvait sur la rade, ce jour de février 1929, quand Gaby Kervern est montée dans la pirogue qui emmenait les passagers jusqu’au Britannia ? Sur le grand navire, déjà l’île semblait lointaine, ses pitons s’effaçaient dans les nuages. Il y avait des gens sur les quais, sous leurs parapluies noirs. Partir était une délivrance. Sur son visage, sur son corps, Gaby sentait une lumière nouvelle, violente, pareille à son désir de vivre. Déjà elle oubliait. Elle ne pensait plus à ce qu’avait été sa vie jusque-là, son enfance, la pauvreté dans la maison de bois de Vacoas, la mort de son père.

Est-ce qu’elle pensait à Claude Portai, Ti coco comme on l’appelait, quand ils allaient vagabonder à travers les cannes, ou bien sous la pluie jusqu’à la grande Mare aux Vacoas, pour épier les Indiennes en train de se laver les cheveux ? Maintenant, elle est comme devant la fenêtre du temps, ouverte sur un ciel sans limites, sur une mer sans fin. Elle ne peut plus entendre le bruit des trains qui manœuvrent dans le fossé de la voie ferrée, ni les camions qui roulent dans la rue, ni ces rumeurs qui montent d’étage en étage, qui entrecroisent leurs liens insignifiants. Elle entend seulement la musique de la pluie sur les toits de tôle, les ruisseaux qui coulent sur la terre rouge, elle sent le frémissement des feuilles, le vent, le frisson qui avance sur les champs de canne.