Ti coco, on lui avait donné ce sobriquet, personne ne savait pourquoi, peut-être à cause de la ritournelle, ti la soif, ti coco, parce qu’il était si petit et si gentil, avec son visage épais de cafre, ses yeux fendus, et cette drôle de façon qu’il avait de trottiner derrière Gaby, comme un chien. Il n’avait qu’un an de moins qu’elle, mais elle lui parlait comme s’il était le plus petit de ses frères. Elle l’emmenait partout. Elle lui commandait, et il faisait tout ce qu’elle disait, tout de suite, sans hésiter. Un jour, elle s’en souvient peut-être, elle lui avait dit : « Ti coco, vole-moi des mangues. » Il avait escaladé le haut mur de la propriété Valens, sur la route de Plaines Wilhelms, et il avait rapporté les mangues. Les chiens avaient lacéré son pantalon et sa jambe saignait, mais son visage était tout éclairé et ses yeux brillaient comme deux fentes noires. C’était l’année de ses douze ans, jamais Gaby n’avait vécu une année aussi libre. Son père était déjà malade, il restait toute la journée à la maison, enfermé dans sa chambre, et Gaby courait les routes des Quinze Cantons.
Et puis, brusquement, avec la cruauté bouleversante des filles, Gaby n’avait plus voulu de lui. Ti coco ne comprenait pas. Il venait tous les jours l’attendre dans la rue, un peu loin, comme s’il avait honte. Gaby l’évitait, passait par-derrière, elle rusait, elle se sauvait. Il y avait une fille étrange avec elle, Ananta, une Indienne en sari rose, qu’elle avait rencontrée en se baignant à la rivière. Maintenant, c’était elle son amie. C’est avec elle que Gaby allait se baigner près de la cascade. Toute une année, elle a vécu avec elle, chaque jour. Elles allaient à la rivière, elles marchaient sur la route, abritées sous le même grand parapluie noir. Avec Ananta, elle a mis des fleurs sur l’autel de la déesse Lakshmi, dans le creux de l’arbre Peepul. Ensemble elles partaient sur les chemins, jusqu’à la rivière, elles parlaient, elles riaient. Lui n’existait plus. Cela dura cinq années, au long desquelles Ti coco resta dans l’ombre, espérant un impossible retour. Tout le monde savait. Ses amis se moquaient de lui, lui jouaient des tours. Gaby ne lui parlait même plus. Quand elle le croisait, avec l’Indienne au sari rose — ce n’était jamais le hasard —, sur la route du collège, ou bien dans les rues de Curepipe, elle ne détournait pas la tête. C’était bien pire : elle le regardait, le bleu de ses iris transparent d’indifférence.
Ti coco n’avait plus la figure aussi large, ni les yeux aussi fendus et brillants. Il était devenu un adolescent triste, avec un corps chétif et une grosse tête, une allure de sang-mêlé pauvre. Il travaillait dans le magasin de tissus de son père à Curepipe.
Quand le père de Gaby est mort, Ti coco a cru que les choses allaient changer. C’était après la scène terrible de la mise en terre. Gaby s’était appuyée contre lui, son visage tout gonflé par le chagrin. Il avait senti à nouveau l’odeur si douce de ses cheveux, la chaleur de son corps. Elle s’appuyait contre son épaule, elle pleurait. Elle parlait avec une drôle de voix, en créole comme autrefois quand ils se perdaient dans les champs de canne brûlants, en été, du côté des Quinze Cantons, une drôle de voix presque gaie, comme si elle avait retrouvé son âme d’avant. Lui n’osait rien dire. Son cœur battait à lui faire mal. Il était plus malheureux qu’elle. Peut-être qu’il avait deviné que c’était la dernière fois.
Un mois plus tard, Gaby s’est embarquée pour l’Europe.
C’est comme cela que je la vois, quand elle est arrivée à Bordeaux pour la première fois, en débarquant du paquebot Britannia, au cours du mois de mars 1929. Elle avait dix-huit ans, elle ne connaissait rien de ce pays. Tout allait commencer. Elle était ambitieuse, ardente. Elle était éblouissante de beauté, grande, avec le teint hâlé des créoles, et cette masse de cheveux noirs qui contrastait avec le bleu de ses yeux.
À la mort de son père, il ne lui restait rien. Sa mère était morte à sa naissance. Sa tante Emma, qui l’avait recueillie à Curepipe, s’était facilement laissé convaincre que Gaby devait partir pour l’Europe. Il n’y avait pas de place pour Gaby dans cette île. Elle détestait tout ce qui lui rappelait son enfance, la pauvreté, la solitude, la maladie. Elle détestait la chaleur lourde des lagons, la végétation qui envahissait les jardins, l’ondoiement lent des Indiennes en sari. Ce qu’elle haïssait par-dessus tout, c’étaient les fièvres et les cyclones. Plus tard, quand elle en parlait, Gaby les confondait dans un même frisson d’horreur, la pesanteur de l’air, le silence qui précédait le déferlement du vent et de la pluie, et le trouble glacé qui envahissait son corps avant la montée de la fièvre.
Gaby était montée à bord du Britannia, et elle n’était sortie de sa cabine que lorsqu’elle avait été sûre que l’île n’était plus qu’une vague brume bleue accrochée à l’horizon, quelque part à l’est, là où commençait la nuit.
Sur le Britannia, Gaby avait passé un mois extraordinaire, dans l’insouciance et le luxe des grands salons, sur les ponts lumineux des premières, regardant les couchers de soleil sur la côte d’Afrique, le scintillement de la lune sur la mer, à l’Équateur. Elle s’échappait de la cabine des troisièmes et à la garde des deux vieilles jumelles pimbêches à qui sa tante l’avait confiée, pour aller visiter les premières, grâce à la complicité d’un lieutenant en uniforme blanc.
C’est comme cela que je l’imagine, si belle, attirante, dans sa robe légère en coton bleu à col blanc, qu’elle avait agrémentée d’une ceinture achetée en cachette au bazar de Port-Louis, ses cheveux noirs coiffés en chignon sous un chapeau de paille à larges bords. Parlant avec tout le monde, dans les salons qui tanguaient lentement, ou bien assise sur une chaise longue et regardant le sillage qui s’écartait sur la mer, dans la brise légère de la fin de l’après-midi. Rêvant peut-être à ce qu’allait être sa vie, dans ce pays mystérieux dont elle ne savait rien, Bordeaux, rêvant à ce qui l’attendait, Henriette, la cousine de sa mère, Paris, le Champ-de-Mars (le vrai), le théâtre, l’opéra, les grands magasins, les voyages en train au bout du monde.
C’est comme cela que je veux la voir, encore, telle qu’elle était, quand elle a descendu la coupée du Britannia, dans le froid de l’hiver français, apportant avec elle la lumière et la douceur de son île, le bleu magique de la mer des Indes, l’éclat de l’écume sur les récifs, les forêts, les lames brillantes des cannes, le chant des oiseaux. Elle devait avoir cela en elle, comme une grâce, qui éblouissait tous les hommes. Alors pour elle la vie était une fête, une promesse. C’était cela que l’on cherchait en elle, qu’on voulait lire : la jeunesse comme si elle était éternelle, la gaieté, la liberté créoles, qui transparaissaient dans sa voix, dans son accent chantant. Elle le savait, et elle s’amusait de ce charme. Elle chantait volontiers des chansons créoles, en s’accompagnant elle-même au piano, dans les salons de Bordeaux où on l’invitait. Ceux qui l’ont connue à cette époque n’ont pas oublié sa voix, quand elle chantait ces chansons un peu tristes, qu’elle rythmait avec ses pieds nus, dansant quelquefois en imitant le déhanchement des femmes de son pays, et leur accent dans cette langue étrange où les mots devenaient autres.
C’est durant ces années-là qu’elle a rencontré Jean, qu’ils se sont fiancés. Lui, c’était un garçon plutôt renfermé, avec un joli visage de fille, un teint très clair, et ce nom en une seule syllabe énergique, Prat, qui n’allait pas avec son caractère timide. Il terminait des études de droit à Paris, et voulait devenir avocat. Mais sa famille avait prévu un autre avenir, et comptait bien qu’il reprenne en main la manufacture de robinets et de clapets dont il avait hérité à la mort de son père. C’est alors qu’il avait rencontré Gaby Kervern au cours d’un bal, à Bordeaux, où la jeune fille avait été invitée par son cousin Charles, le fils de Henriette, un aspirant fade qu’elle détestait, et qu’elle soupçonnait de préférer la compagnie des jeunes gens à celle des femmes.