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C’était le premier grand bal de Gaby, et elle y avait retrouvé l’éblouissement du pont des premières sur le Britannia. Dans la grande salle de l’école des Sciences, éclairée par des lustres de cristal, Gaby tourbillonnait dans sa robe légère, et son visage et ses épaules brillaient du rayonnement des tropiques. Dans sa chevelure noire, une fleur d’hibiscus faisait une tache violente, sensuelle.

Jean avait été subjugué. Un mois plus tard, ils étaient fiancés, et moins de six mois après le bal de l’école des Sciences, ils se mariaient à Paris, avec pour seuls témoins un camarade de faculté de Jean, et un employé de la mairie du douzième arrondissement, puisqu’ils allaient habiter dans le petit appartement de Jean, derrière la gare de Lyon.

Gaby était mineure, et sa tante Emma lui avait envoyé sans hésiter son autorisation. La famille Prat était richissime. Elle voyait d’un mauvais œil le mariage de Jean avec cette créole pauvre, qui parlait en chantant, et qui avait des cheveux si noirs et une peau si mate. Sans le dire franchement, ils laissaient entendre qu’il y avait eu des mélanges chez les Kervern, du sang noir, du sang indien peut-être — cette chevelure qui descendait jusqu’à ses reins quand elle les peignait, et ce goût qu’elle avait d’y piquer des fleurs aux couleurs vives, au parfum capiteux. Jean n’écoutait pas les ragots de ses sœurs, il était éperdument amoureux. Gaby était entrée dans sa vie comme un mirage, comme un éblouissement, avec la grâce et la force d’une plante tropicale, d’un oiseau, et tout ce qu’il savait s’était métamorphosé, comme par l’effet d’une magie.

Cela aussi, c’était ce que disaient ses sœurs, sa mère. Gaby l’avait envoûté. Il était complètement sous sa coupe. Au lieu de poursuivre ses études de droit, Jean sortait tous les soirs. Ils allaient au théâtre, aux concerts, ils allaient danser. Peu après leur mariage, Jean emprunta pour acheter une auto. Il se laissa séduire par un modèle coûteux, une Dodge blanche décapotable, puissante et rapide. Pour payer ses dettes, et les dépenses de son nouvel appartement, Jean demanda sa part d’héritage. Le règlement eut lieu dans une atmosphère d’orage. La famille Prat, à tort ou à raison, jugea que Gaby était la seule responsable. C’était une intrigante, elle avait décidé de ruiner Jean. Elle ferma ses portes.

Jean avait repris l’affaire des robinets. Une fois par mois, il allait à Bordeaux, et rendait visite à sa mère. Personne ne voulait entendre parler d’« elle ». Ils parlaient d’argent, des bénéfices de la manufacture.

Chaque week-end, Jean et Gaby quittaient Paris, à bord de la Dodge. Ils parcouraient les routes de Normandie, roulant à tombeau ouvert. C’était Gaby qui conduisait. Elle portait de petites lunettes de rallywoman, des vestes de cuir. Ils allaient à La Baule, à Guingamp, à Trouville, à Deauville. Ils allaient en Bretagne, à Perros-Guirec, à Beg-Meil.

L’été étincelait sur la mer, entre les pins. Les nuits étaient magnifiques. Gaby écoutait le chant des crapauds, elle s’enivrait de l’odeur du goémon. Souvent, elle sortait de la chambre de la petite maison de pêcheurs qu’ils avaient louée, et elle s’en allait dans la nuit. Jean se réveillait en sursaut, comme s’il avait senti qu’il était seul dans le lit. La fenêtre ouverte laissait passer le vent, le crissement des vagues sur les dunes. Il sentait une sorte de peur monter en lui, comme un enfant perdu, c’est cela que lui disaient ses sœurs autrefois quand il pleurait. Il courait à travers la lande, il appelait : « Gaby ! Gaby !… » Il y avait le bruit des vagues, l’odeur du goémon, et dans les marais, les crapauds qui chantaient. Sur les dunes, à la lumière de la lune, Gaby l’attendait. Elle frissonnait dans le vent de la mer. « Viens… »

Leurs corps s’enlaçaient. Sur le sable froid, la peau douce, tiède, vivante. Il voyait son visage qui brillait, ses yeux clairs, la masse noire de ses cheveux défaits. Ils étaient dans le creux de la dune, le vent sifflait dans les feuilles des chardons. « Attends… Il n’y a personne ? » Elle riait en silence. Elle l’entraînait dans le sable, dans les feuilles piquantes. Sa peau était couleur de lune, ses yeux couleur de mer, sa chevelure aussi belle que la nuit. Il écoutait son souffle devenir rauque. « Je t’aime, je t’aime. » Il répétait les mots, comme s’ils l’entraînaient encore plus profond en elle, effaçant le reste du monde. La mer, les dunes, la nuit, le bruit du vent et les vagues, c’était elle, il n’y avait qu’elle. Elle l’emportait, il glissait en elle comme une barque sur la mer, comme s’il n’y avait pas de fin, pas de mort, que tout devait durer toujours.

Après l’amour, ils restaient étendus dans le sable, légèrement endormis, les yeux entrouverts sur la nuit. Puis Gaby avait froid, elle se rhabillait à la hâte. Elle était assise, le vent secouait sa chevelure. « J’ai faim. » Son visage resplendissait de la lumière de la lune. Sa main était chaude et forte, elle serrait la main de Jean, elle l’entraînait. Ils retournaient dans la chambre de la maison de pêcheurs, ils s’endormaient à l’aube. Dans la chambre, l’air était presque étouffant, il y avait l’odeur de la bruyère.

Il y avait d’autres nuits. Toutes ces nuits sans dormir, l’été. Les routes à la clarté de la lune. Gaby voulait rouler sans phares, pour voir les étoiles. La Dodge filait à toute vitesse dans les chemins creux, le long de la mer, les roues bondissaient sur les mottes, sur les branches.

Entre les mains de Gaby, la Dodge était plus qu’une automobile. C’était un navire qui traversait les mers, qui voguait dans la nuit. À côté d’elle, emmitouflé dans son manteau de cuir, Jean regardait les lumières des villages danser dans le lointain, apparaissant, disparaissant au gré des collines, et il pensait à des ports perdus sur une côte étrangère.

Ils roulaient parfois toute la nuit, et à l’aube, rompus de fatigue, ils s’endormaient dans une chambre d’auberge, au hasard, sans même demander où ils étaient. Ils avaient des aventures. Ils s’enlisaient dans des sables, ou bien ils se perdaient. À l’entrée de la forêt de Brocéliande, ils cassèrent un ressort, et durent attendre qu’un forgeron fabrique les nouvelles lames. À Fougères, à la fin de l’été, un orage terrifiant s’abattit sur eux, le ciel nocturne griffé d’éclairs, des grêlons gros comme des pierres faisant un bruit d’enfer. La capote creva, laissant passer un flot glacé que Jean réussit à dévier grâce à son manteau de cuir roulé en gouttière. Un grêlon brisa un phare. L’eau torrentielle entoura la Dodge comme un vrai bateau. Gaby et Jean passèrent toute la nuit, serrés l’un contre l’autre, immobiles au milieu de la tourmente. Rien ne sembla plus terrible et plus beau à Jean, que cette nuit glacée et éblouissante d’éclairs, et la douce haleine de sa femme qui s’était endormie, le visage caché dans le creux de son épaule.

C’est elle que je veux voir, encore. Gaby, sur le pont du Britannia, appuyée à la lisse, regardant le sillage qui s’écarte sur la mer sans fin. Elle emportait avec elle l’étincelle sur le bord des feuilles des cannes, le crépuscule qui commence à l’est, au-dessus de la Mare aux Vacoas, les tempêtes dans la baie de Rivière Noire. Même après ces années passées loin de l’île, elle gardait cette lumière en elle, quelque chose de brillant, de dansant dans son regard, sur sa peau, dans sa chevelure. C’était peut-être le ciel de fièvres, à la saison des pluies, quand les nuages sont pareils à des fumées d’incendie. C’était son souvenir le plus ancien, lorsque l’ouragan les avait surpris, dans la cabane de bois de Rivière Noire, et que les rouleaux arrivaient en grondant sur la plage, comme s’ils cherchaient à dévorer la terre. Il y avait son père, elle entendait sa voix qui criait : « Pour l’amour du ciel ! Éloignez-vous de la porte ! » Elle s’était blottie contre une femme, elle ne se souvenait même pas de son nom. Elle entendait cette voix de femme qui récitait des prières, elle n’avait jamais oublié ces mots en latin.