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« Tu sens, comme j’ai chaud ? Viens, mets ta main là, tu vas sentir, il donne des coups ! »

C’était pour cela que le temps n’existait plus, à cause de la vie qui se formait, qui rayonnait.

La tante Colombe venait tous les jours, quand Jean n’était pas là. Elle était la seule à avoir accepté la femme de Jean. Elle l’appelait : « Ma belle ». Elle avait un accent gascon que Gaby aimait bien.

Elle restait assise à côté d’elle, sans parler. Elle partageait le rêve de Gaby, sa douceur, elle prenait un peu de chaleur. Peut-être qu’elle se souvenait. Elle avait eu autrefois une fille. C’était il y avait très longtemps, cinquante ans peut-être, mais elle pouvait encore rêver. Un mois après la naissance, sa fille était morte. Elle avait dit cela une fois, et elle n’en avait plus parlé. Gaby avait pleuré, et Colombe l’avait rassurée. « Mais c’était il y a si longtemps. Maintenant, ça n’est plus pareil. Ça n’arrive plus. »

Quand le printemps est arrivé, il y a eu la mobilisation générale. Jean Prat est monté dans un train, vers le nord. Gaby était fatiguée, elle n’est pas allée l’accompagner à la gare. Elle est restée seule dans la villa, sans pleurer. La tante Colombe s’est installée dans la maison, et c’est là que le bébé est venu au monde, une semaine et demie après. C’était un garçon. Il arriva facilement dans un monde en déroute.

La tante Colombe alla déclarer l’enfant à la mairie. Gaby voulait le prénom qu’elle aimait le mieux, à cause de la musique des syllabes : Inigo. À la mairie, les employés ne voulurent rien savoir, et la tante Colombe finit par accepter qu’ils inscrivent l’enfant sous le nom d’Ignace. Gaby en pleura de rage, puis elle décida d’en rire. L’enfant s’appela Ini, tout bonnement.

Les mois, les années passèrent, éloignant le bonheur de façon irrémédiable. Il y eut l’armistice, l’occupation italienne. Il y eut les gens défilant dans les rues de Nice pour réclamer l’expulsion des Juifs. Il y eut les Italiens dans les villes des collines, la Gestapo allemande dans l’hôtel de l’Ermitage. Il y eut les cartes de rationnement, le lait mouillé, le pain noir, la viande avariée. Ini tomba malade, son joli visage devint pâle, sa peau gercée et ridée comme celle d’un vieillard.

Gaby se nourrissait de pelures, de fruits qu’elle mendiait au marché, de trognons. Elle, jadis si rieuse et insouciante, était devenue sombre, anxieuse. La nuit, elle ne pouvait pas dormir. Enfermée dans la villa, derrière les volets bouchés avec du carton et du papier bleu, à cause du couvre-feu, elle écoutait les bruits, tressaillant quand le gravier des allées crissait sous les pattes d’un chat en maraude.

Les nouvelles venaient du nord. Les hommes revenaient de la guerre. Ils s’étaient échappés des camps, ils avaient marché à travers champs et montagnes, pendant des mois. Ils arrivaient par la Suisse, par les vallées de Savoie. Certains avaient traversé la mer, ils étaient en Algérie, au Maroc. D’autres étaient retournés dans leur famille, ils avaient retrouvé leurs rues, leurs maisons. Ils faisaient parvenir des lettres, par les curés, par les chauffeurs.

Mais Jean ne revenait pas. Depuis le jour de son départ vers le nord, il n’avait pas envoyé une seule lettre. La famille Prat était toujours la même, hostile, fermée. Elle ne voulait rien savoir de Gaby ni de son fils. Mais par la tante Colombe, Gaby sut qu’ils n’avaient pas eu de nouvelles. Jean était parti à la guerre, il avait été dévoré, il avait disparu, il ne restait plus rien de lui.

Gaby essaya de se renseigner auprès des gens qui étaient revenus du front, elle demanda aux prêtres. Personne ne savait rien. Personne n’avait vu Jean. Ils racontaient les soldats désarmés, errant dans la campagne, les généraux emmenés par les gendarmes menottes aux mains, les colonnes de civils qui fuyaient le long des routes, emportant leurs biens dans des poussettes d’enfant. C’était comme si les gens n’avaient plus de noms. C’était comme si personne n’avait plus de mémoire.

Gaby attendait, dans la maison aux volets fermés, dans le jardin envahi par les herbes folles. Les jours où la tante Colombe ne venait pas, Gaby ne s’habillait pas. Elle restait en robe de chambre, assise sur le fauteuil d’acajou, pendant qu’Ini jouait dans le soleil pâle de l’hiver.

Il y eut le départ de la Cinquième Armée italienne, en 1943, et l’installation progressive des Allemands. Un jour, des soldats sont venus, pour emporter les pneus de la Dodge, toujours garée dans l’allée centrale du jardin. Puis, un matin, sur le poteau du portail, apparut un signe étrange tracé à la craie, le dessin de deux créneaux. Gaby n’y avait pas fait attention, croyant que c’étaient des enfants qui avaient fait cela pour s’amuser, mais la tante Colombe devint pâle et agitée. « Tu sais ce que ça signifie ? Ta maison est réquisitionnée. Tu vas avoir à t’en aller. » Selon elle, c’était le propriétaire, Monsieur Gendre, qui avait dénoncé Gaby parce qu’elle ne payait plus son loyer.

Les jours qui suivirent, Gaby resta prostrée, assise sur le fauteuil devant la porte, sans même oser sortir. Ini jouait avec insouciance dans les allées du jardin, il s’amusait à imiter les cris des chats à demi sauvages qui bougeaient dans les massifs d’acanthes.

C’est la tante Colombe qui s’occupa de tout. Elle trouva le petit appartement sous les toits, non loin de chez elle, dans la rue Reine-Jeanne. Un matin, un officier de la Kommandantur, accompagné d’un gendarme français, est venu lui signifier l’expulsion. Elle avait vingt-quatre heures pour s’en aller. Par une belle matinée ensoleillée de décembre, Gaby quitta la maison des collines. Dans le char à bancs, elle avait empilé à la hâte les meubles, le linge, les affaires de cuisine. Elle s’est assise sur le fauteuil d’acajou qui brinquebalait au rythme des pas du cheval. Ini était assis sur ses genoux, ses cheveux blonds brillaient au soleil. Il riait aux éclats.

Ini ne parlait pas. Longtemps, Gaby avait feint de croire que ça n’était rien, un simple retard. La tante Colombe s’inquiétait. « Tu devrais le mener voir un docteur, un spécialiste. » Gaby se mettait en colère. « Mais il n’a rien, il n’est pas malade ! » Elle pensait qu’il avait le cœur faible, qu’il était timide. Il imitait le bruit des animaux, il riait facilement.

Gaby n’avait pas pardonné à la tante Colombe. Elle ne voulait plus la voir. Elle ne voyait plus personne. Maintenant, dans la mansarde voisine, vivait un homme du nom de Sguilario, un charlatan qui se disait guérisseur. Il avait écouté le cœur de l’enfant. « Quel âge a-t-il ? Dix ans ? Mais, Madame, savez-vous qu’il a le cœur d’un enfant de trois ans ? » Pour Gaby, les mots de Sguilario avaient été une révélation. C’était donc pour cela qu’Ini ne parlait pas. Il avait le cœur d’un enfant de trois ans. Il avait trois ans.

Il était si joli, quand il était tout petit, avec son visage lisse, sa peau fine et claire, ses yeux légèrement obliques d’un bleu myosotis, ses cheveux blonds. Il lui ressemblait tellement. Mais Gaby ne voulait même plus penser à ce nom. Lui, il n’avait jamais existé.

Quand, après la guerre, Gaby avait fait une demande de pension, l’armée avait refusé. Pouvait-elle prouver que son mari était mort à la guerre ? On avait de bonnes raisons de croire qu’il avait déserté au moment de la mobilisation générale. Il ne s’était jamais présenté à son poste, personne n’avait entendu parler de lui. Il avait reçu son ordre de route, et il était parti, sans uniforme, sans fusil. D’ailleurs beaucoup de soldats n’avaient pas reçu de fusil. Pouvait-elle seulement affirmer qu’il était mort ? Beaucoup d’hommes, au moment de la mobilisation, avaient tout abandonné pour ne pas aller au front. L’enquête devait suivre son cours, établir les faits. Elle serait prévenue. En attendant, Gaby n’avait plus rien pour vivre.