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Elle s’était refermée. Elle ne voulait plus rien savoir, surtout pas de sa belle-famille. D’ailleurs, eux l’avaient reniée. L’affaire des robinets avait fait faillite. Il n’y avait eu aucun partage. Le produit de la vente des hangars n’avait pas suffi à rembourser les dettes. La mère Prat était morte d’une crise cardiaque, les enfants s’étaient égaillés. Ils étaient un peu partout dans le monde, en Angleterre, en Argentine, au Brésil. Des trafiquants, des chevaliers d’industrie. Solange, l’aînée, avait épousé un collaborateur, un espion des nazis, qui avait été exécuté à coups de revolver dans le restaurant du Lutetia. Elle était devenue à demi folle. Elle accusait Gaby d’avoir fait assassiner son mari, de l’avoir enterré dans le jardin de la villa des collines.

Gaby n’avait plus rien. Peu à peu, elle avait vendu tous les objets qui lui appartenaient, les souvenirs d’autrefois, du temps de son mariage, des années heureuses : les meubles en marqueterie, les coffrets, les assiettes à filigrane, l’argenterie. Elle avait vendu ses bijoux, un à un. Elle allait chez un brocanteur arménien du quartier des musiciens, un certain Amadouny, accompagné de son fils. Ses mains maigres sortaient de son sac, enveloppée dans un mouchoir comme si elle avait été volée, la bague de saphir clair que la tante Emma lui avait donnée avant son départ, et qui avait été rapportée des Indes par l’ancêtre Corentin, au temps des corsaires. Ini avait la même couleur d’yeux. Amadouny avait regardé longuement la bague. Il avait dit : « Si vous n’êtes pas obligée de la vendre, Madame, gardez-la. Je ne pourrai jamais vous donner ce qu’elle vaut. » Gaby avait haussé les épaules : « Si vous ne pouvez pas me donner ce qu’elle vaut, donnez-moi ce que vous voulez. » Avec la bague, Gaby avait payé les arriérés de loyer, l’épicerie, elle avait acheté des habits neufs pour Ini, et placé un peu d’argent à la banque.

Mais l’argent partait. Sguilario venait à chaque instant, il devait imprimer son livre, un livre qui révélerait au monde ses secrets, ses pouvoirs. Gaby, qui avait appris à se méfier de tout, accueillait avec enthousiasme cet homme bavard, rusé et corpulent qui savait si bien déceler ses misères. Elle lui donnait de l’argent, elle lui confiait des bijoux à vendre, des objets à monnayer. Des tableaux, des livres disparaissaient. La jolie pendulette de son mariage, qu’elle avait regardée si longtemps en attendant Ini, suivit le même chemin. Depuis la mort de la tante Colombe, il n’y avait plus personne entre Gaby et le monde. Sguilario le savait, il devenait de plus en plus pressant, de plus en plus audacieux. Maintenant, un voile couvrait les yeux de Gaby, comme une brume sur le bleu de ses iris. Peu à peu, le contour des choses s’estompait. Elle ne distinguait plus les traits des visages. Quand elle sortait dans la rue, elle avançait à petits pas, serrée contre Ini, son bras entourant les épaules de l’enfant.

Sguilario était fou. Dans la chambre où vivait Gaby, il déclamait à tue-tête des poèmes, des discours philosophiques. Ini avait une peur instinctive de cet homme. Comme ces chats qui, à l’entrée d’un intrus, disparaissent sous les meubles, Ini se cachait où il pouvait, sous les tables, dans les placards à balais, derrière les rideaux. Pour Sguilario, c’était devenu un jeu cruel. Il partait à la recherche de l’enfant, feignant d’être aveugle, frappant les meubles et les chaises avec sa canne, criant de sa voix qui roulait : « Je vais te trouver ! Je vais te dévorer ! » Ini était terrifié. Le cœur battant à se rompre, il regardait depuis sa cachette, avec des yeux fixes, les chaussures de Sguilario qui faisaient craquer les lattes du plancher.

Gaby ne comprenait pas. À travers la brume de ses yeux, elle voyait la silhouette massive de l’homme penchée sur Ini. Elle entendait les cris, les grondements. Quand c’était fini, Ini venait se blottir contre elle, elle sentait son cœur qui battait très vite, comme celui d’un animal affolé. « Laissez-le ! Vous lui avez fait peur. » Sguilario battait en retraite. Il faisait comme s’il regrettait. Il partait à reculons, il regagnait sa mansarde. Mais Ini ne le quittait pas des yeux. Ses iris clairs, couleur de saphir, restaient fixés sur la porte longtemps après que l’homme avait disparu.

Au printemps, Gaby tomba malade. Au début, ça n’était qu’une grippe, la grippe asiatique, avait même diagnostiqué Sguilario. Peut-être une poussée de malaria. Gaby brûlait, elle avait mal au dos et aux membres, elle restait allongée sur le lit, elle regardait Ini qui jouait à côté d’elle, dans un halo. Les tisanes et les compresses vinaigrées de Sguilario n’eurent d’autre résultat que de déclencher plus tôt les vomissements et les maux de tête. Gaby souffrait tant qu’elle restait recroquevillée sous les draps, les mains appuyées sur son crâne. Elle n’ouvrait plus les fenêtres. C’était terrible, cette lumière du printemps qui filtrait à travers les persiennes, avec les roulades interminables du serin de la vieille Madame Müller, et les cris stridents des martinets dans le ciel. Ini restait immobile, assis par terre auprès du lit, à guetter l’arrivée de son bourreau.

Un après-midi, pourtant, Gaby sortit de sa torpeur. C’était la fièvre qui lui donnait des forces, qui lui faisait comprendre. Elle était pâle et maigre, avec des yeux brûlants, les lèvres bleues de froid. « Je vais mourir. » Elle disait cela lentement, et c’était une pensée glacée, enivrante à la fois, qui l’obligeait à marcher. Tout à coup Sguilario la vit devant lui, droite et forte dans sa chemise de nuit, avec sa chevelure grise emmêlée par la fièvre, et ce regard surtout, qui le brûlait dans la pénombre. Il lâcha Ini qu’il tenait à moitié sous lui. Il se mit à reculer. Il crut un bref instant qu’elle avait recouvré la vue. « Je ne voulais pas… je ne savais pas… » Il avait peur, il cherchait à gagner du temps, pour atteindre la porte. Le regard bleu de Gaby luisait comme une arme. « Allez-vous-en ! Sortez d’ici, ne revenez jamais ! » Elle serrait Ini contre elle. Elle criait, maintenant, et cette voix qui venait de ce corps rongé par la maladie faisait frissonner l’homme, l’obligeait à fuir. « Allez-vous-en ! Allez-vous-en, ne revenez jamais plus ! » Quand elle fut sûre que Sguilario était parti, elle s’appuya sur Ini et elle retourna vers le lit. La pensée de la mort ralentissait son corps, le rendait étranger. Elle prit la main d’Ini, elle la serra longuement.

C’est la faim qui sauva Gaby. Quand il eut fini de manger tous les biscuits, les croûtons de pain et les pommes de la cuisine, Ini alla gratter à la porte de Madame Müller. La vieille dame entra dans l’appartement derrière lui, elle vit d’un seul coup d’œil la saleté, l’abandon, les linges souillés, et Gaby toute blanche sur le lit, les yeux teintés de sang. « Seigneur… » C’est tout ce qu’elle put dire. Malgré son âge, elle sortit téléphoner. Le médecin ordonna le transfert immédiat à l’hôpital. « Méningite cérébro-spinale » dit-il à Madame Müller. « Elle est perdue. Qui va s’occuper de l’enfant ? » Madame Müller prit Ini chez elle, en attendant de pouvoir trouver une place dans une institution. La maladie de Gaby fut longue et difficile, elle guérit enfin, mais elle avait complètement perdu la vue. Elle retourna quelque temps dans l’appartement sous les toits, puis, grâce à l’argent de la pension arrivé miraculeusement, elle put trouver une petite chambre au Carmel, dans une vieille maison éclairée par le soleil, comme celle où Ini était né.

Quand il entra chez la vieille Madame Müller, Ini parla pour la première fois. Dans le petit appartement sombre, une fenêtre donnant sur la cour était décorée d’une tulipe rouge que le soleil allumait. Ini marcha jusqu’à la fenêtre, il toucha le vitrail. « Lu-mière. » Ce furent ses toutes premières paroles.