La vieille dame comprit qu’il se passait quelque chose de miraculeux. Elle fit entrer Ini dans une institution spécialisée, puis il alla à l’école. En moins d’un an, il avait rattrapé le retard. Il savait lire et écrire, calculer. Il se passionnait pour les sciences naturelles, pour la physique. Sa seconde chance fut un professeur de sciences naturelles, converti au bouddhisme, Charles Behr, qui se prit de passion pour cet enfant presque sauvage. Chaque jeudi, chaque dimanche, ils partaient sac au dos pour de longues promenades à travers les collines, à la recherche de nids d’oiseaux, de fossiles, de plantes, de têtards.
Maintenant, grâce à l’argent de la pension qui arrivait régulièrement, Gaby n’avait plus de soucis pour l’avenir, pour l’éducation d’Ini. Quand l’homme de la Barclay’s est venu la voir, dans la petite chambre du Carmel où elle se reposait, elle s’est animée, elle a tendu les mains vers lui, pour toucher son visage, le front, les yeux. L’employé de banque était gêné, il avait presque peur.
« Enfin, il a fallu tout ce temps ! » Gaby a dit cela sans amertume, avec une sorte d’amusement. L’homme lui a fait signer les papiers, en guidant sa main, il est reparti précipitamment. Il ne lui a pas dit la vérité sur cette pension. Il est possible qu’elle ne l’ait jamais sue.
Maintenant, assise dans son fauteuil d’acajou, le seul souvenir qui lui reste de l’île, elle est toujours belle, à cinquante-six ans, si élégante, avec son épaisse chevelure d’un noir intense où courent à peine quelques fils d’argent, cette natte qu’elle ramène sur l’épaule droite, comme autrefois, quand elle allait se baigner à la rivière avec Ananta. Son visage aux paupières fermées est harmonieux. Mais elle n’est pas indifférente, ni lointaine. Tous les hommes ont passé, l’orage de la vie les a dispersés, la guerre les a réduits en cendres. Il y a eu ce grand embrasement, lorsque Gaby est tombée malade, et tout a disparu dans cette brûlure. Maintenant, la paix est en elle, la souffrance a poli son visage comme une eau.
Le désir est entré en elle de retourner là-bas, chez elle, dans son île, à Vacoas. C’est un désir très fort, continu, qu’elle ne comprend pas elle-même. Après la terrible maladie, Gaby était dans cette chambre du Carmel, seule, à bout de forces. Dans son lit, elle restait immobile, comme si ses bras et ses jambes avaient été brisés. Elle restait immobile, avec seulement cette lueur vague devant les yeux, comme autrefois, quand elle regardait le jour se lever à travers la moustiquaire.
À l’aube, quelque chose est venu, s’est approché. Gaby était aux portes de la mort. Elle écoutait le bruit, un bruit à la fois très doux et violent, qui venait de l’autre bout du monde, un froissement incessant qui grandissait au fond d’elle, réveillait sa mémoire. Elle s’est mise à trembler. Elle ouvrait la bouche pour appeler, mais comme dans les mauvais rêves, aucun son ne sortait de sa gorge. Le bruit grandissait, grandissait, et à présent, elle le reconnaissait. C’était le bruit de la pluie qui arrive, comme autrefois, dans la maison de son père. Le toucher léger et insistant des gouttes sur les toits de zinc, le murmure des gouttières, les ruisseaux coulant tous ensemble jusqu’à la grande mare qui se tache de sang.
Elle se souvenait alors, quand la pluie arrivait à Vacoas, elle le savait longtemps avant. Tout devenait si obscur, il y avait un nuage sombre sur la terre et sur les champs de canne, jusqu’aux pointes des montagnes. Il y avait ce froid dans son corps, ce long frisson.
Elle n’avait pas cru qu’elle reconnaîtrait cela un jour, cette pluie qui tombe du ciel comme une chose vivante, qui glisse sur la pente des toits, arrache les feuilles des arbres, tambourine sur les vitres branlantes de la maison. Comme autrefois, elle sentait l’odeur de sa mère qu’elle n’a pas connue, mêlée secrètement à l’odeur de la terre, aux feuilles pourrissantes, à l’odeur des goyaves et des mangues, à l’odeur âcre de la papaye ouverte sur la table de la cuisine, au parfum enivrant du galant-de-nuit.
Maintenant, devant elle, dans la lumière nuageuse, il y avait une silhouette debout, qui la regardait. Vêtue d’une robe légère, un sari, avec ses cheveux noirs cascadant sur ses épaules, et dans son visage obscur, ce regard bleu qui brûle. Gaby restait clouée sur sa couche, incapable de bouger, tandis que la silhouette surnaturelle la regardait, la considérait. Puis tout à coup, l’apparition s’est détournée, s’est effacée. Il ne restait que la lumière du jour qui décroissait avec le matin. C’est alors que Gaby avait décidé de retourner chez elle, coûte que coûte, pour retrouver Ananta.
Est-ce qu’il pleuvait encore, quand le dernier paquebot de l’India Steamship a mouillé dans la rade, sur la route de Bombay, et quand les canots à rame ont conduit les passagers jusqu’au môle ? C’était le vendredi 24 février 1967, la lune pleine glissait fantastiquement entre les nuages, dans l’obscurité de la nuit qui arrivait. Il y avait exactement trente-huit ans, la jeune fille aux cheveux si noirs, aux yeux si bleus, vêtue de sa robe légère et coiffée de son incroyable chapeau de paille, s’abritait sous son ombrelle pour gagner le bord du Britannia.
C’est Ini qui prend soin de Gaby, qui la guide. Il est un homme, maintenant, il est plus grand qu’elle. C’est elle qui cache son visage contre sa poitrine, quand elle est lasse, ou quand elle a peur.
Gaby sentait son cœur battre fort dans sa poitrine, tandis qu’elle marchait sur le quai, appuyée sur le bras d’Ini. Elle écoutait le brouhaha des gens qui attendaient les passagers, de toutes ses forces, elle cherchait à reconnaître les voix, les bruits. Il y avait une odeur de fruit pourri, les restes du marché de la journée sous la pluie, la douceur tiède de l’ombre des grands arbres. « Regarde, là, c’est là qu’il sont, les arbres de l’Intendance, tu les vois ? » Ini serra sa main, il murmura : « Oui, je les vois, ils sont grands, et forts… » La foule s’écartait devant eux, ils passaient comme des spectres. Les enfants couraient, criaient, il y avait un bruit de musique, des odeurs de poisson frit, d’huile.
Dans la chambre de l’hôtel-pension, près du port, Gaby s’asseyait sur la chaise de paille, devant la fenêtre ouverte, pour entendre les bruits de la rue. Il y avait les klaxons des autos, les bruits de pas courant sur les trottoirs.
« Regarde, Ini, pourquoi y a-t-il tant de monde dans la rue, pourquoi crient-ils comme ça ? »
Elle avait peur, tout à coup. Elle refermait la fenêtre. Il y avait si longtemps qu’elle attendait cet instant, et maintenant, il lui semblait que tout lui échappait. « Ce n’est rien, maman. Ce sont des gens qui manifestent pour l’indépendance. »
Gaby ne comprenait pas. Elle pensait qu’elle serait dehors jusqu’à la nuit, comme autrefois, pour respirer les odeurs, pour écouter le bruit de la pluie sur les toits, et à présent elle ressentait une inquiétude sourde, comme avant la tempête.
« Mais qu’est-ce qu’ils veulent ? Ils vont tout brûler ! » Elle se souvenait des incendies dans les champs, le ciel qui devenait rouge, jusqu’à Plaines Wilhelms.
Ce qu’elle voulait, c’était revoir Ananta. Mais après tant d’années, qui pouvait lui dire ce qu’elle était devenue ? Gaby ne savait même pas son nom. Le taxi qui grimpait la route du Sucre jusqu’à Vacoas tomba deux fois en panne. Enfin, il s’arrêta à un carrefour où était un petit marché, avec des étals de légumes et de poisson séché. Le chauffeur palabra longuement avec les marchands. Il revint en haussant les épaules. Personne ne connaissait Ananta. Il n’y avait aucune trace. Il laissa Gaby et Ini dans un hôtel de Curepipe. Gaby sentait le courage l’abandonner. Quelle folie de chercher quelqu’un, après une vie. La nuit, elle s’est laissé emporter ailleurs, dans l’océan des cannes grises, sous le ciel chargé de nuages. Les martins fuyaient comme des volées de feuilles dans le vent. Sur les mares couraient les frissons. Gaby se souvenait maintenant de la chanson que chantait Ananta, quand elles allaient se baigner à la rivière.