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« Dans bois tourterelles Napas la peine pou gagne mari Tellement mo content mo Zabella Mo lizié collecolle av li ! Aïoh ! »

Toute une année elles ont vécu ensemble, jour après jour. Alors il n’y avait pas d’avenir. Rien n’avait d’importance, que d’aller se promener dans les champs, après l’école, le long des chemins brûlants, et de se baigner à la rivière, en laissant flotter ses cheveux dans le courant.

Ti coco est venu. Comment a-t-il appris le retour de Gaby ? C’est peut-être Esprit Thompson, l’agent de la Barclay’s, qui l’a prévenu, à cause de la pension. Ti coco est entré dans l’hôtel, il l’a vue. Elle était assise dans un fauteuil de rotin, avec une théière fumante sur la petite table. Il a regardé un long moment l’éclat de sa chevelure noire, son visage lisse aux yeux fermés. À un moment, elle s’est tournée vers lui, pour sentir sa présence. Ses yeux étaient toujours bleus, mais ils regardaient de côté sans voir.

« Mademoiselle Kervern ? »

Gaby a tressailli en entendant son nom. Elle a reconnu tout de suite la voix.

« Ti coco ! »

Debout, elle a marché vers lui, si vite qu’elle a renversé le fauteuil de rotin. Elle a pressé la paume de ses mains sur le visage de Ti coco, elle a dessiné le contour de son nez, sa bouche, ses oreilles, elle a passé sa main dans les cheveux bouclés. Ensemble, ils ont marché dans le salon de l’hôtel, jusqu’au sofa.

« Tu n’as pas changé ! »

Elle riait, elle parlait sans s’arrêter. Ti coco, lui, était comme autrefois. Il ne savait pas ce qu’il devait dire. Ini arriva un peu plus tard. Il regarda avec curiosité ce petit homme trapu, à la peau si noire, avec une tête si large.

Par Ti coco, Gaby a su qu’Ananta était allée vivre dans un quartier pauvre de Vacoas, du côté de la Caverne. Elle travaillait dans une plantation de thé. Mais il y a très longtemps qu’il n’a pas eu de ses nouvelles.

Gaby n’a pas voulu que Ti coco l’accompagne. Par une journée magnifique, éblouissante de lumière, elle marchait sur la route, appuyée au bras d’Ini. Elle demandait à Ini de lui dire ce qu’il voyait, mais c’était pour tromper son appréhension. Ini lui racontait les jardins fleuris, les petites huttes de bois avec leurs toits de tôle. Il racontait les femmes qui marchent sur la route, portant leur binette en équilibre sur la tête, les enfants presque nus qui courent. Dans les rues des villages, les postes de radio étaient allumés, les gens parlaient fort, il y avait des groupes d’hommes aux carrefours. Gaby s’inquiétait. Elle serrait le bras d’Ini :

« Rentrons à l’hôtel. »

Il y avait quelque chose qu’elle ne comprenait plus, qui la rendait étrangère.

« Mais ce n’est rien, maman, c’est à cause de l’indépendance. »

Toute la nuit, les voitures klaxonnaient. Il y avait des gens qui criaient, qui chantaient. On entendait de la musique au loin, aux carrefours. Gaby tenait les mains d’Ini, elle frissonnait.

« C’est ton pays, maintenant », disait Ini.

« Est-ce que j’ai un pays ? » disait Gaby.

Chaque jour, chaque matin, elle parcourait les rues des quartiers pauvres, appuyée sur Ini. Au début, les enfants avaient peur. Maintenant, ils suivaient Gaby et Ini, sans se moquer, mais avec l’insolence des merles. Ils s’approchaient, pour mieux voir ce grand garçon blond au visage lisse, et cette femme au longs cheveux noirs qui regardait au loin comme les aveugles. Ils savaient ce qu’ils cherchaient, ils couraient devant eux dans les rues, en criant le nom :

« Ananta ! Ananta ! »

Un jour, en parlant à l’épicier chinois, Ini apprit une nouvelle terrible : Ananta était morte, juste après la guerre. Elle n’avait pas survécu aux privations. Ses enfants étaient élevés par la famille de son mari, mais le Chinois ne savait pas où ils étaient allés vivre. Peut-être qu’ils étaient partis pour l’Inde, ou pour l’Angleterre. Ini n’a pas voulu le dire à Gaby. Il a continué à faire comme si Ananta était vivante, et qu’un jour ils la retrouveraient.

En 1967, pendant l’hiver austral, Gaby et Ini sont allés vivre dans un campement, une hutte de corail et de branchages, en haut de la falaise à Grisgris, du côté de Souillac.

C’est Ti coco qui a tout arrangé. À Vacoas il n’y avait plus de place pour Gaby Kervern. La vieille maison de famille s’était effondrée après la guerre, à la mort de la tante Emma, parce qu’il n’y avait plus personne pour faire la chasse aux carias. Le terrain avait été divisé entre les créanciers, et maintenant, à la place, il y avait un petit immeuble de ciment. La route du Sucre passait au ras des fenêtres, devant des jardinières où poussait l’herbe folle.

Les bourgeois de Vacoas et de Curepipe, tous les gens bien qui connaissaient les Kervern, maintenant étaient morts, ou bien ils avaient changé de visage. Quand ils ont su que Gaby était revenue, ils sont venus la voir, par curiosité. C’était celle dont le mari avait disparu pendant la guerre, on ne savait pas où, on disait qu’il avait déserté, qu’il était allé au bout du monde. Le venin des sœurs Prat avait coulé jusqu’ici. Et puis il y avait ce sang-mêlé, ce cafre, qui avait un drôle de nom. Alors les bourgeois s’étaient écartés. Pour Gaby, ç’avait été un soulagement. Elle préférait rester seule, avec sa mémoire, pour être prête le jour où Ananta viendrait.

À Grisgris Ini a découvert la mer, non pas la mer sans fin de l’Océan sur lequel cognait l’étrave du paquebot, mais la mer sauvage, qui se brise sur la falaise, qui court en longs rouleaux jusqu’au rivage, entre les récifs. Avec les enfants noirs du village, il apprit à plonger les yeux ouverts pour glisser sur le fond où brillent les oursins violets. Il apprit à pêcher, armé d’un harpon fabriqué avec une tige et un clou. Chaque midi, il revenait pour faire cuire les poissons, les hourites. En une saison, il devint un garçon fort et hardi, la peau brûlée par le soleil, les cheveux presque blancs de sel. Mais il n’avait pas changé. Il gardait le goût du silence et du secret. Il continuait à parler avec les mains, avec les yeux. Les enfants noirs avaient appris son langage. Il imitait les cris des oiseaux de mer, le croassement des gasses, le sifflement des martins. Son meilleur ami, c’était Omar, le fils de Meriem, la Comorienne qui vivait dans une hutte de planches, à l’entrée du village. C’est lui qui apprit à Ini les cachettes des poissons, dans les creux des rochers, les nids des hourites.

Gaby passa une saison heureuse, dans cette hutte isolée, sans confort. C’était comme autrefois, la maison sur la colline, le temps qui glissait lentement, au rythme de la pendule de cuivre, le soleil qui voyageait d’un bout à l’autre du ciel, pendant qu’Ini jouait avec les chats sauvages. Elle n’avait pas besoin qu’on lui parle. Elle restait assise devant la porte de la hutte, sur une caisse en guise de fauteuil. L’après-midi, quand il revenait de la pêche, Ini s’asseyait à ses pieds, et elle caressait ses cheveux mouillés. En serrant sa main, elle pouvait voir tout cela, l’éclat de la mer, le passage des nuages devant le soleil, le vol lent des cormorans au-dessus de l’écume. Parfois, un grand cargo s’immobilisait à l’horizon, comme devant une île déserte. Les enfants couraient sur la plage, allumaient des feux. Ils criaient.