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Les pluies sont revenues. Le vent mauvais soufflait de la mer, les vagues faisaient un bruit de forge. Ti coco est venu avec une auto, pour emmener Gaby et son fils. Comme ils n’avaient pas d’autre endroit où aller, il les a emmenés chez lui.

Quelque chose avait changé en lui. Sa voix était rauque, altérée. Pour la première fois, Gaby s’est inquiétée de lui : « Qu’est-ce que tu as ? Tu es malade ? » Ti coco a plaisanté. « Rien, juste un chat dans la gorge. » Les affaires l’empêchaient de se soigner. Il était sans cesse dans les entrepôts. Il importait des tissus de l’Inde, de la Chine. Il allait voir les banquiers de la rue des Remparts. C’était un homme important.

« Pourquoi tu ne te maries pas ? » lui a demandé Gaby, avec la cruauté tranquille d’autrefois. Il a regardé son visage lisse, aux pommettes hautes, ce front entêté, et la belle chevelure si noire, coiffée en une natte épaisse. Il a dit :

« Parce que tu ne veux pas m’épouser. »

Elle a éclaté de rire :

« Toi, épouser une veuve de soldat inconnu ! Une aveugle ! »

Pourtant, depuis son retour, Gaby avait changé. Maintenant qu’Ini étudiait au Collège Royal, elle était plus proche de Ti coco. Elle restait avec lui, après le déjeuner, sur la varangue, ils parlaient d’autrefois, des promenades dans les Quinze Cantons, de la Mare aux Vacoas. Elle sentait une sorte d’impatience, comme si le temps perdu devenait brûlant.

La pluie tombait chaque fin d’après-midi, elle cascadait devant la varangue, sur les toits, elle remplissait le jardin. Gaby écoutait la musique. C’était toujours à Ananta qu’elle pensait. Chaque jour, avec la vieille servante, elle parcourait les ruelles pauvres, du côté de la Caverne, ou jusqu’à Moka, pour parler aux vieilles femmes qui mouraient de cancer, aux mères abandonnées, aux filles de quinze ans enceintes et prostituées dans les hôtels paradisiaques de la côte. Elle avait retrouvé la langue d’autrefois, le rire, la moquerie, la tendresse créole. Les promenades étaient un bavardage sans fin. C’était peut-être comme cela qu’elle retrouvait Ananta, dans son rêve.

Cela faisait un an déjà qu’Ini était parti pour Londres, grâce à une bourse d’études du Collège Royal. C’est Ti coco qui, une fois de plus, a tout arrangé. Puis il s’est éteint doucement, aux premiers jours de 1968, sans avoir connu l’indépendance. Quand il est parti pour l’hôpital, il savait qu’il ne reviendrait plus. Il a longuement serré les mains de Gaby, pour dire adieu. Elle ne s’est pas rendu compte que c’était pour la dernière fois. Il ne pouvait plus parler, mais dans une lettre, il a demandé aux médecins de ne rien dire à Gaby. Il a fait son testament avec soin, comme il avait toujours géré ses affaires, léguant tous ses biens à Ini, et l’usufruit à Gaby. C’est Esprit Thompson, l’agent de la Barclay’s, son complice de toujours, qui s’occuperait de tout. Un matin, à l’aube, l’infirmière de l’hôpital général l’a trouvé mort dans son lit. Il n’avait pas cherché à l’appeler, et ses voisins de chambre ne s’en étaient même pas aperçus. Il était parti en silence, comme il avait toujours vécu.

L’enterrement a été très rapide, sans cérémonie. Ti coco n’en voulait pas. Avec la vieille servante noire, Gaby était seule. Elle a suivi le cercueil de bois jaune jusqu’au bout, jusqu’au trou creusé dans le petit cimetière de Phœnix. Il y avait l’odeur de la terre mouillée, les chants des oiseaux dans les massifs. Gaby n’a pas pleuré. Elle est restée droite jusqu’à la fin. Mais quand elle est rentrée dans la petite chambre, dans la maison de Ti coco, elle a senti une douleur, une brisure en elle, un froid insurmontable.

Pour la première fois depuis longtemps, la fièvre est revenue, elle s’est glissée dans le corps de Gaby, comme avant la tempête. À la fin de février, la tempête est venue, en effet, violente, terrifiante. Le vent de l’ouest soufflait entre les montagnes, s’engouffrait dans Plaines Wilhelms, labourait les champs de canne. La vieille maison en bois grinçait comme un navire secoué par la mer. Dans la nuit, un arbre voisin, un eucalyptus, d’un seul coup s’est renversé, dans un bruit de tonnerre. Gaby errait dans la maison vide, brûlante de fièvre et délirant, quand la vieille Thérésa l’a retrouvée. « Ini ? Où est Ini ? Pourquoi ne répond-il pas ! Il s’est encore caché, il a peur de ce cochon, de ce monstre ! » La vieille Thérésa cherchait à la calmer : « Ça n’est rien, Madame Gaby, Ini est à Londres, vous savez bien. » Gaby ne l’écoutait pas. « Ini ! Où es-tu ? Ini, est-ce que tu m’entends, réponds-moi ! Il est parti, il n’y a plus personne, tu peux venir ! Ini, je t’en prie ! » Puis elle s’est effondrée en sanglots. Il y avait si longtemps qu’elle n’avait pas pleuré, maintenant les larmes sortaient d’elle comme une eau bienfaisante, comme la pluie sur les toits et dans le jardin inondé.

À la fin, elle s’est couchée, apaisée. Mais ses forces avaient décliné cette nuit-là. Le médecin, appelé par la vieille Thérésa, lui trouva un pouls irrégulier, une tension trop basse. Gaby ne voulait pas entendre parler d’hôpital. Elle se redressa sur le lit, son visage tendu par l’inquiétude. « Je vous en prie, dites à Ini de venir, maintenant, dites-lui qu’il vienne le plus vite possible. »

La réponse au télégramme arriva le lendemain soir, presque en même temps que l’avion d’Ini. Mais Gaby ne s’en rendit pas compte. Elle était déjà ailleurs, sur un chemin d’autrefois, du côté des Quinze Cantons, là où les femmes marchaient lentement, au milieu des champs de canne. Il y avait une lumière intense, irréelle. Sur le chemin, Gaby voyait la silhouette vêtue d’un sari rose, qui l’attendait. Elle reconnut le visage de la jeune fille, l’arc parfait des sourcils, la ligne pure du front, les yeux brillants comme des gouttes. Un sourire étrange flottait sur ses lèvres. Gaby avançait vers elle, prenait sa main, et ensemble elles marchaient sur le chemin jusqu’à une rivière, qui coulait lentement entre les rives chargées de plantes. Sur l’eau elles lâchaient des barques de pétales, puis elles entraient jusqu’à ce que leurs cheveux flottent autour d’elles comme des algues. Puis, elles suivaient un chemin sur l’autre rive, à travers les collines silencieuses, et au bout du chemin, il y avait le grand arbre Peepul où vit la déesse.

Ini est resté nuit et jour dans la chambre, auprès de Gaby. Il ne comprenait pas ce qui était en train d’arriver. Il tenait sa main serrée dans la sienne, comme il faisait, quand il voulait qu’elle voie par ses yeux. Une seule fois, elle a parlé. C’était au soir de la fameuse journée du 12 mars, les bandes de jeunes gens couraient dans la rue, ils célébraient l’indépendance en jetant des pétards. Le bruit des explosions a fait tressaillir Gaby. Elle a serré la main de son fils. Elle a dit son nom en entier, Inigo. Le nom qu’elle avait rêvé pour lui avant qu’il ne vienne dans le monde.

Elle est morte sans faire de bruit, pendant qu’il dormait sur le lit de camp, à côté d’elle. Peut-être qu’il pleuvait sur les collines, la pluie froide et vague de l’aube, qui rend tout lointain et éphémère.

Avec la solitude, Ini a appris la vérité. C’est l’agent de la Barclay’s qui lui a tout expliqué, pour l’héritage, et pour la pension de Gaby. À présent, ça n’était plus un secret. Ça n’avait plus d’importance. Ti coco n’avait jamais quitté l’île, il n’était pas allé à la guerre. Il n’avait jamais voulu se marier. Toute sa vie, il s’était occupé du magasin de tissus, à Curepipe. Comme il n’avait pas besoin d’argent, il était devenu très riche. Sa seule fantaisie, ç’avait été de mettre des roupies de côté, et de les faire envoyer à Gaby, tous les trois mois, comme si c’était une pension. Il ne lui a jamais dit, il n’a jamais voulu qu’elle le sache. C’était son secret. Peut-être qu’elle ne l’a jamais compris. C’était comme autrefois, quand elle marchait sur la route, pour rejoindre Ananta, et qu’elle passait à côté de Ti coco sans le voir, avec cette cruauté inconsciente des filles trop belles. Sur le ciment de la tombe, dans le petit cimetière de Phoenix, Ini a fait graver leurs noms, avec seulement les dates de naissance et de décès. Maintenant, ils sont enfin couchés l’un contre l’autre, pour l’éternité.