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Je suis sortie dehors. C’était la première fois depuis longtemps, je retrouvais les rues, j’avais le vertige. J’ai dû m’appuyer aux murs. C’est alors que j’ai rencontré Morgane, et que je suis entrée pour la première fois dans le Café des Aveugles, sur la place. Peut-être que je lui ai parlé la première, je ne me souviens plus très bien. Il y avait du soleil, l’air était léger et doux, il y avait du monde dans les rues, des filles à jupe courte, des hommes pressés, des vagabonds, des militaires, des femmes de ménage, des enfants qui n’allaient pas à l’école, des types patibulaires, des Italiens au regard naïf, des vieux qui parlaient nissart, des travailleurs kabyles encore couverts de laine, des gitans rémouleurs de ciseaux, rempailleurs de chaises, des touristes hollandais, américains, sud-américains, des bonnes sœurs en civil, des trafiquants, des policiers, des inconnus. Tous, allant et venant dans les ruelles encore dans l’ombre, et je me laissais porter par eux, sans savoir où j’allais, chancelante, éblouie, je marchais au milieu d’eux, j’étais vivante.

Je sentais cela tout d’un coup. Je sentais mon corps, mes mains, mon visage, je sentais le froid des caves, les odeurs, j’entendais les bruits, les voix. C’était comme si c’était la première fois.

Je me souvenais tout d’un coup de choses très anciennes, si lointaines que ça n’était plus qu’une vapeur qui flottait en moi, portant la lumière des années. Une voix étouffée et légère, qui chantait en moi, à mon oreille. J’étais si petite qu’on m’avait mise dans un carton à légumes, enveloppée dans un linge, à même le trottoir, et les gens passaient, s’en allaient, sans me voir. À côté de moi il devait y avoir une femme, une silhouette cachée dans un manteau en haillons, et qui tendait la main vers les passants. Les gens s’en allaient, s’en allaient. Et seule la voix chantonnait à côté de moi, et ce n’étaient pas des paroles, c’était avant les paroles, juste une musique qui m’entourait et me tenait chaud, une musique qui me protégeait des regards dans la rue.

Cela venait, partait, revenait, un balancement, un bercement. Autour de moi, sur la place, tout était vibrant, tendu. Le ciel était lisse et bleu. Il y avait si longtemps que je ne l’avais pas vue, j’ai voulu aller jusqu’à la mer. Au bord de la plage, j’ai marché vers le soleil. Le vent soufflait par rafales froides, un vent chargé de sel. La mer roulait des vagues, j’écoutais le bruit du déferlement. Cela commençait derrière moi, puis remontait vite le long du rivage, me dépassait, fermait son arc. Puis la mer se retirait en raclant les galets. Les mouettes dansaient dans la frange d’écume, elles s’envolaient un peu chaque fois que la mer allongeait sa vague. Ou bien elles montaient dans le vent, au-dessus de moi, penchant leur tête, et je voyais briller leur œil aiguisé. Je crois que j’ai marché toute la matinée, puis je suis revenue vers la vieille ville, par les rues que je ne connaissais plus. Je tremblais de faim et de fatigue, mais c’était magnifique, c’était magique.

Quand j’ai rencontré Morgane, j’étais sur le point de tomber. Elle m’a prise par le bras, elle m’a entraînée vers la place, elle m’a fait asseoir à l’intérieur du café. Elle l’appelait le Café des Aveugles, parce qu’elle disait qu’il y avait des chaises partout, et les gens qui entraient se cognaient dans les chaises vides. Ils étaient éblouis par la lumière du soleil, et ils entraient dans le café obscur à tâtons, l’air égaré.

Morgane m’a dit : « Tu trembles ? Il faut que tu manges. Tu n’as pas d’argent ? »

Elle a fait un signe au garçon, elle a commandé des choses à manger, un steak, des frites, du fromage. Pour elle, elle a pris un café noir. Elle n’avait pas faim. Elle fumait des cigarettes américaines, nerveusement, ses longs doigts bougeaient tout le temps. Je me souviens de son visage. Elle avait un profil étrange, quelque chose d’assyrien, des yeux en amande brillants, d’un noir profond, des cheveux mi-longs, frisés et rouges, des sourcils arqués, la peau mate et pâle, un cou très long où on voyait palpiter les artères. J’ai vu tout cela d’un coup, je ne pourrais pas l’oublier. Ce qui m’a fait quelque chose, c’est qu’elle m’a parlé d’emblée comme si elle me connaissait depuis toujours, que c’était hier que nous nous étions quittées, qu’elle m’avait donné rendez-vous ici, dans le Café des Aveugles, comme d’habitude. Je ne crois pas qu’elle m’a dit son nom alors, j’ai dû l’apprendre ensuite, et le nom de son mari, Sacha, et Mina, la fille de Sacha, que je n’ai jamais vue.

« Mange, ma chérie, tu veux boire du vin ? Tu sais, ce n’est pas possible, je ne peux pas supporter, ils t’auraient marché sur le corps, ils seraient passés sur toi sans te voir. Je pensais à autre chose, je t’ai vue sans te voir, et puis un peu plus loin, je me suis dit : merde, elle va tomber ! Mais c’est qu’elle va tomber par terre ! J’ai couru, je t’ai rattrapée à temps. Les gens sont cruels, ils ne voient rien. Il y a un homme, je l’ai vu dans ses yeux, il t’avait regardée, il a détourné son regard ailleurs, il a continué son chemin… Mange vite, tu vas aller mieux, tu vas voir, tout va aller maintenant. »

Elle parlait pour elle et pour moi. Je ne sais plus si j’avais faim ou non. Je mangeais, je la regardais. Je souriais faiblement. Elle buvait son café brûlant, elle agitait ses mèches de cheveux rouges. Elle avait de beaux bracelets de cuivre aux poignets, une couleur de feu. Elle m’en a donné un, tout de suite, je ne sais pas pourquoi. Elle était comme cela, elle voulait donner tout ce qu’elle avait.

Après, on s’est vues presque tous les jours, au Café des Aveugles. C’était le mois d’avril, il y avait encore le vent froid de l’hiver, les nuages qui passaient dans le ciel, mais les jours étaient longs, ils grandissaient, et le soleil se couchait de plus en plus à l’ouest, au-dessus des collines mauves, le ciel jaune était de plus en plus vaste, les ombres devenaient longues.

Quelquefois, avec Morgane, on partait à l’aventure, dans les collines. Ou bien on s’asseyait sur la plage, pour regarder la mer. Elle attendait toujours, devant la petite fontaine de la place Vieille, et on allait s’asseoir au café. Elle disait : « Tu sais ? J’ai rêvé que j’allais mourir. J’ai rêvé que tout ce que j’avais vécu allait s’arrêter, qu’il ne resterait plus rien. C’était terrifiant, c’était — ça faisait un vide devant moi, j’avais l’impression que je tombais. Et puis tu es arrivée, je t’ai vue, comme tu es, avec ton éternel vieux machin marron sur le dos, tes cheveux bouclés, tes chaussures de petit garçon, comme tu étais quand je t’ai vue pour la première fois, que tu avais l’air un peu perdue, tu t’accrochais aux murs, et ça m’a arrêtée, ça m’a retenue, tu ne peux pas savoir, tu dois croire que je suis dingue, pourtant c’est vrai, c’est — »

Toujours, quand elle me voit Morgane commence la même histoire, comme si on ne s’était pas quittées. Elle fume trop. Elle est si pâle, avec ses sourcils noirs qui font une ombre sur ses yeux brillants. Elle a un cahier de feuilles blanches pour dessiner. Son mari Sacha est peintre, et elle dit qu’elle n’a jamais osé lui montrer ce qu’elle fait. Elle dit qu’il est avec elle comme si elle était toujours une petite fille. Elle dit qu’elle a peur de lui, qu’elle le déteste. Mais elle ne peut pas s’en aller. Il est âgé et malade, ils ont vécu dix ans ensemble, et l’an dernier, il lui a demandé de l’épouser. Morgane a essayé de le quitter plusieurs fois, mais Sacha a essayé de se suicider. Il a mangé du verre pilé, ou bu de l’eau de Javel, quelque chose comme ça, et il a fallu l’emmener à l’hôpital. Elle raconte tout cela d’un air un peu lointain, comme si ce n’était pas elle, comme si elle l’avait lu dans le journal. Morgane dit qu’elle n’a jamais vu un visage comme le mien. Elle a des sortes de craies très noires dans une petite boîte en métal, et quand je suis dehors avec elle, elle essaie de me dessiner. Elle dit que Sacha aurait dû faire mon portrait, ou une statue. Mais maintenant, il est trop vieux, il boit trop.