Je me rappelle le mariage de Jamila. Ma mère m’avait préparée, elle m’avait habillée et coiffée, pour aller au mariage de sa cousine Jamila. C’est ce nom-là qui est resté en moi. Ma mère m’avait fait des tresses, en mêlant de la laine aux cheveux, et elle m’avait mis du rouge sur les joues. C’était la première fois, je voyais mon visage dans le miroir, je ne me reconnaissais pas. Ensuite elle m’a emmenée, nous avons marché sur la route jusqu’à Mehdia, et nous avons pris le car pour Kenitra. J’étais dans une grande ville que je ne connaissais pas, avec des avenues plantées d’arbres, de grands immeubles, et toutes ces petites maisons blanches et pauvres, chacune avec sa cour intérieure. Il y avait des chèvres, des poulets. Partout, il y avait des enfants, des femmes voilées auprès des fontaines. Il y avait des bruits de voix, des musiques étranges qui sortaient des maisons, les postes de radio qui répétaient tous la même chanson d’un bout à l’autre des rues.
Nous sommes d’abord allées dans la maison de la fiancée. Le mariage ne devait pas avoir lieu dans cette maison, qui était trop petite pour la fête. La mère de Jamila avait loué une autre maison plus loin, à l’autre bout de la rue. Jusqu’au soir nous sommes restées dans la maison de la fiancée, pendant qu’elle se préparait. C’était une maison propre, simple et belle dans la lumière blanche, avec une cour de terre battue où il n’y avait rien qu’une jarre d’eau. Je suis restée assise dans la cour, et de temps en temps j’allais regarder par la petite porte la chambre où la fiancée se préparait. Elle était assise en tailleur sur un coussin, et les femmes autour d’elle peignaient ses cheveux et fardaient son visage. À côté d’elle, dans un coffre, il y avait ses bijoux qui luisaient dans la pénombre. Ma mère était avec les femmes, elle parlait et elle riait. On entendait un bruit de musique dans le lointain, des cris d’enfants.
Quand le soir est venu, la fiancée et sa mère sont parties pour l’autre maison, et avec ma mère j’ai suivi le groupe des femmes. Il faisait déjà sombre dans la ruelle, il n’y avait pas encore de feux allumés dans les maisons. Je sentais une impression très forte, je ne l’ai jamais oubliée, c’était comme de la peur, et en même temps j’avais très envie de voir ce qui allait arriver. Mon cœur battait la chamade. Le froid de la nuit arrivait, il y avait une brume qui recouvrait les étoiles brillantes.
Dans l’autre maison, la fête avait commencé. La cour était très grande, déjà pleine de monde. Dans la cour, les braseros rougeoyaient, des femmes éventaient les charbons avec des soufflets, et des odeurs étranges montaient, se mêlaient à la fumée. Je n’avais jamais senti des odeurs comme celles-là. Cela sentait le cumin, le poivre, le gingembre, la coriandre. La fumée du piment grillé prenait à la gorge, empêchait de parler. Je suivais ma mère, je m’accrochais à sa robe tellement j’avais peur de tout. J’étais émerveillée.
À un bout de la grande cour, des hommes étaient assis, enveloppés dans leurs manteaux de laine, ils fumaient des cigarettes, et la lumière des braseros éclairait leurs visages. Ma mère m’a montré l’un d’eux : « Regarde, c’est le fiancé de Jamila. »
Les enfants couraient dans la cour pieds nus, les filles riaient et leur jetaient de petits cailloux, ou des noyaux. Je suis restée assise par terre à côté de ma mère, pendant qu’elle préparait à manger devant un brasero. Elle avait mis des morceaux de viande à cuire dans une marmite à pression sans couvercle, cabossée et noircie, comme je n’en avais jamais vu. J’écoutais l’huile crépiter, je respirais l’odeur de l’ail et de l’oignon. Je m’étais mise tout près du brasero, à cause du froid de la nuit, et puis la lumière rouge du charbon me rassurait. Des enfants venaient s’asseoir à côté de moi, ils me parlaient dans leur langue chleuh. Il y avait des filles qui touchaient mes cheveux, ma robe de petite fille française, elles regardaient avec curiosité mes chaussures vernies. Elles riaient, elles se moquaient un peu, puis elles allaient ailleurs.
Je me souviens d’un visage, je ne l’ai jamais oublié. Longtemps, j’ai pensé que ça devait être elle, Jamila, celle qui s’était mariée cette nuit-là. Mais j’ai compris ensuite que ce n’était pas possible. Pendant que la fête commençait, la fiancée devait rester cachée dans une chambre, avec sa mère et ses parentes, avec tous ses voiles pour le mariage. Cette jeune fille est venue à côté de moi, et son visage éclairé par le brasero est resté marqué dans ma mémoire. Elle était si jeune, à peine sortie de l’enfance. Ses yeux étaient longs, entourés d’un mince fil de khôl, ils luisaient d’un noir profond dans la nuit, et l’arc parfait de ses sourcils donnait à son visage une expression de tristesse étrange au milieu du bruit et de l’agitation joyeuse de la fête. La jeune fille s’est assise devant le brasero, elle s’est tournée vers moi et elle m’a regardée avec ses yeux profonds qui m’interrogeaient. Je ne savais pas ce qu’elle voulait, mais elle demandait quelque chose, comme cela, rien qu’avec ses yeux, et maintenant encore ça me trouble et ça fait battre mon cœur. Je me souviens aussi qu’elle avait quelque chose d’extraordinaire, entre les yeux, sur la peau du front, une marque tatouée en forme d’étoile, en forme d’insecte. Elle me regardait sans rien dire. Après, elle est partie, elle est allée rejoindre les femmes, à l’autre bout de la cour.
Il y avait des cris, de la musique. L’air était froid, je me serrais avec les autres enfants devant la chaleur du brasero. L’odeur du charbon se mêlait à celle de la nourriture. Je me sentais ivre. Peut-être que j’avais mangé trop de gâteaux au haschich. Avec des filles de mon âge, j’ai marché jusqu’à l’autre bout de la cour, là où les femmes préparaient la pâte d’amande. Je buvais le thé âpre et brûlant dans un petit verre. Contre le mur de la maison, il y avait l’orchestre, des joueurs de rebec et d’autres qui frappaient sur de petits tambours de terre cuite. À côté, les femmes entouraient les shaftras, les danseuses obèses couvertes de bijoux et de pièces d’or, qui portaient des plumes d’autruche noires dans leurs cheveux. Au milieu du cercle des femmes, une danseuse à genoux balançait son buste, balayait le sol avec sa longue chevelure noire, et frappait les colliers de pièces avec ses mains. La fumée était âcre, il y avait des éclats de lumière, des lueurs rouges, des ombres. J’avais peur, j’étais ivre. Je dansais avec les autres filles, j’avais ôté mes souliers vernis et je dansais en martelant la terre durcie.
Les voix des femmes éclataient tout à coup, ça faisait un drôle de cri aigu, comme un sanglot, et les tambours résonnaient au fond de ma poitrine. Je dansais en tournant sur moi-même, sans m’arrêter, frappant la terre avec la plante de mes pieds et les talons, et tout le monde tournait avec moi, les yeux des filles brillaient, leurs colliers s’entrechoquaient, je voyais briller l’ivoire de leurs dents dans leur visage sombre.