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J’essayais d’être sarcastique mais ce n’était manifestement pas la chose à dire. « Je vous en empêcherais », répondit Kmuzu ; je n’avais jamais entendu de voix aussi glaciale.

Je crois que j’en restai bouche bée. « Je ne parlais pas sérieusement, tu sais. » Kmuzu hocha légèrement la tête et la tension se dissipa. « Aide-moi, veux-tu ? J’ai l’impression que cette cravate est en train de gagner. »

L’expression de Kmuzu se radoucit un peu et il parut heureux de me rendre ce petit service. « Impeccable, dit-il une fois qu’il eut terminé. Je m’en vais vous chercher votre petit déjeuner.

— Je ne petit déjeune pas.

— Yaa sidi, le maître de maison m’a ordonné de bien veiller à ce que vous preniez dorénavant un solide petit déjeuner. Il considère qu’il s’agit du repas le plus important de la journée. »

Allah me préserve des fachos de la diététique ! « Si j’avale quoi que ce soit le matin, je me sens lourd comme le plomb durant des heures. »

Peu importait mon opinion pour Kmuzu. « Je m’en vais vous chercher votre petit déjeuner.

— Tu n’as pas à aller à l’église, ou quoi ? »

Il me considéra calmement. « J’ai déjà assisté au service, répondit-il. Et maintenant, je vais chercher votre petit déjeuner. » J’étais certain qu’il noterait chaque calorie que j’absorberai pour aller faire son rapport à Friedlander bey. Ce n’était jamais qu’un nouvel exemple de l’étendue de l’influence qu’exerçait Papa.

Je pouvais me sentir un rien prisonnier mais on m’avait certainement offert quelques compensations. J’avais une suite spacieuse dans l’aile ouest de la vaste demeure de Friedlander bey, à l’étage, près des appartements privés de Papa. Ma penderie était remplie de quantités de costumes en tout genre et de tout style – occidental, arabe, décontracté, habillé. Papa me fournissait un tas de matériel électronique sophistiqué, depuis le dernier modèle de console de compact-IA Chhindwara jusqu’à l’holo-système Esmeraldas avec écrans Libertad et solipsiteur à l’argon Ruy Challenger. Je n’avais jamais de souci d’argent. Une fois par semaine, l’un des Rocs parlants déposait sur mon bureau une grosse enveloppe bourrée de billets.

L’un dans l’autre, ma vie avait changé à un tel point que les jours de pauvreté et d’insécurité me semblaient un cauchemar vieux de trente ans. À présent, je suis bien nourri, bien habillé et bien aimé des gens convenables, et tout ce que ça me coûte, c’est le prix prévisible : celui de l’estime de soi et de l’approbation de la majorité de vos amis.

Kmuzu me fit savoir que le petit déjeuner était prêt.

« Bismillah », murmurai-je en m’asseyant : au nom de Dieu. Je mangeai des œufs et du pain frits dans le beurre, avalai une tasse de café fort.

« Voulez-vous autre chose, yaa sidi ? demanda Kmuzu.

— Non, merci. » Les yeux fixés sur le mur opposé, je songeais à la liberté. Je me demandais si je pourrais trouver un moyen quelconque de me sortir de ce boulot de liaison avec la police. Pas moyennant finances, en tout cas. Ça, j’en étais certain. Je ne crois pas qu’il soit possible d’acheter Papa avec de l’argent. Malgré tout, en y faisant bien attention, il se pouvait que je découvre quelque autre moyen de pression. Inchallah.

« Dans ce cas, puis-je descendre pour aller chercher la voiture ? » demanda Kmuzu. Je clignai les yeux, me rendis compte que je devais me remuer. Je ne pouvais pas disposer de la longue limousine noire de Friedlander bey, mais il m’avait fourni une voiture électrique toute neuve, parfaitement confortable. Après tout, j’étais son représentant officiel parmi les gardiens de la justice.

Kmuzu, évidemment, allait être mon chauffeur. Je compris qu’il allait me falloir jouer serré si je voulais me rendre quelque part sans lui. « Oui, je suis en bas dans une minute », lui répondis-je.

Je me passai une main dans les cheveux, qui recommençaient à être longs. Avant de quitter la maison, je rangeai dans ma serviette une rangée de papies/mamies. Il était impossible de prévoir quel genre de personnalité j’aurais besoin d’endosser durant mon travail, quel genre de talents ou de capacités me seraient nécessaires. Mieux valait tout prendre et être prêt à tout.

J’attendis Kmuzu en haut de l’escalier de marbre. On était au mois de Rabi al-Awwal, et un crachin tiède tombait du ciel gris. Bien que le domaine de Papa fut enchâssé dans un quartier surpeuplé en plein cœur de la cité, je pouvais presque me croire dans quelque oasis verdoyante et tranquille, loin du tintamarre et de la crasse urbains. J’étais entouré d’une végétation luxuriante, cultivée avec art et délicatesse dans le seul but d’apaiser l’esprit d’un vieillard las. J’entendais le paisible murmure des fraîches fontaines, et non loin, le gazouillis plein d’énergie de quelques oiseaux dans les arbres fruitiers entretenus avec soin. Dans l’air immobile flottait un parfum lourd et sucré de fleurs exotiques. Je fis comme si rien de tout cela ne pouvait me séduire.

Puis je montai dans la berline westphalienne crème et franchis le portail gardé. Derrière le mur, je me trouvai soudain projeté dans la clameur et l’agitation de la cité et je découvris avec surprise à quel point je regrettais de quitter la sérénité de la maison de Papa. Je me rendis compte qu’avec le temps je risquais de finir comme lui.

Kmuzu me déposa rue Oualid al-Akbar, devant le poste de police chargé de surveiller les affaires du Boudayin. Il m’annonça qu’il serait de retour dès quatre heures et demie pour me ramener au plus vite. J’avais la nette impression qu’il était de ces gens qui ne sont jamais en retard. Debout sur le trottoir, je le regardai partir.

Il y avait toujours une foule de gosses devant le commissariat. Je ne sais pas s’ils espéraient assister à l’incarcération de quelque criminel, s’ils attendaient qu’on relâche leurs parents, ou bien s’ils traînaient là simplement dans l’espoir de glaner quelque pièce. J’avais été moi-même un gosse comme eux, il n’y avait pas si longtemps, à Alger, et ça ne me gênait pas le moins du monde de jeter en l’air quelques kiams et de les voir se précipiter pour les ramasser. Je mis la main dans ma poche, sortis une poignée de pièces. Les plus grands des gamins récupéraient cet argent facile tandis que les plus petits s’accrochaient à mes jambes en piaillant : « Backchich ! » Chaque jour, c’était pour moi une véritable gageure de me défaire de mes jeunes passagers avant d’avoir atteint la porte à tambour.

J’avais un bureau installé dans un réduit au troisième étage du commissariat. Mon cagibi était séparé de ses voisins par des cloisons de placoplâtre vert pâle à peine moins hautes que moi. L’air était toujours imprégné d’une odeur douceâtre, mélange de sueur rance, de fumée de tabac et de désinfectant. Au-dessus de ma place, s’alignaient sur une étagère des casiers en plastique remplis de dossiers classés enregistrés sur cellules-mémoires en alliage de cobalt. Par terre, il y avait une grande caisse en carton bourrée de listages. J’avais sur mon bureau une austère console annamite qui fonctionnait sans problème à peu près deux fois sur trois. Bien sûr, ma tâche n’était pas très importante, en tout cas pas aux yeux du lieutenant Hadjar. Nous savions l’un et l’autre que j’étais là simplement pour superviser les choses au nom de Friedlander bey. Il importait pour Papa d’avoir son commissariat de police personnel chargé de protéger ses intérêts dans le Boudayin.

Hadjar vint dans mon cagibi et lâcha sur mon bureau une autre grosse boîte d’archives. Hadjar était un Jordanien qui avait pour sa part un casier fort chargé avant d’arriver dans notre cité. Je suppose qu’il avait été un athlète dix ans plus tôt mais il n’avait pas gardé la forme. Il avait des cheveux bruns qui se dégarnissaient, et ces derniers temps il avait tenté de se laisser pousser la barbe. Le résultat était désastreux : le genre pelure de kiwi. On aurait dit l’archétype du vendeur de drogue qui hante les cauchemars maternels – ce qu’il était d’ailleurs lorsqu’il n’administrait pas les affaires du quartier fermé voisin.