« Comment va, Audran ? demanda-t-il.
— Très bien. Qu’est-ce que c’est que ce truc ?
— Je vous ai trouvé quelque chose d’utile à faire. » Hadjar était de près de deux ans mon cadet et ça le branchait bien de jouer les petits chefs avec moi.
Je regardai dans la caisse. Elle devait contenir deux bonnes centaines de plaquettes bleues, des cartes-mémoires en alliage de cobalt. Ça s’annonçait comme une nouvelle corvée. « Vous voulez que je trie ça ?
— Je veux que vous entriez tout ça dans le fichier de mise à jour. »
Je jurai dans ma barbe. Chaque flic trimbale sur lui un calepin électronique sur lequel il consigne son rapport quotidien : où il est allé, ce qu’il a vu, ce qu’il a dit, ce qu’il a fait. En fin de journée, il confie la carte-mémoire du calepin à son sergent. Et voilà qu’Hadjar voulait que je collationne l’ensemble des cartes de la brigade. « Ce n’est pas exactement le genre de travail auquel Papa songeait pour moi, remarquai-je.
— Rien à foutre. Vous avez une plainte à formuler, allez voir Friedlander bey. En attendant, faites ce que je vous dis de faire.
— Ouais, vous avez raison. » Je fusillai du regard son dos tourné tandis qu’il ressortait.
« Ah, au fait, dit-il en se retournant. J’aurai quelqu’un à vous présenter tout à l’heure. Ça sera peut-être une chouette surprise. »
J’en doutais. « Hmmm, fis-je, prudent.
— Bon, eh bien, au boulot, je veux que vous ayez fini d’ici le déjeuner. »
Je lorgnai mon bureau en hochant la tête. Hadjar me faisait chier un max. Qui plus est, il le savait. Je n’avais pas envie de lui donner la satisfaction de me foutre en rogne.
Le plus drôle, c’est que Hadjar était également dans la poche de Friedlander bey, mais il aimait à se prétendre encore indépendant. Depuis sa promotion à un poste de responsabilité, toutefois, Hadjar avait changé de manière surprenante. Il avait commencé à prendre son travail au sérieux et rompu avec ses manies d’intrigant et de profiteur. Non pas qu’il eût soudain découvert le sens de l’honneur ; mais il avait simplement compris qu’il avait intérêt à se refaire une virginité s’il ne voulait pas se voir viré pour escroquerie et incompétence.
Je choisis dans mon casier un mamie de productivité et l’enfichai sur ma prise postérieure. L’implant arrière fonctionne comme celui de n’importe qui. Il me permet de brancher un mamie et six papies. La prise antérieure, toutefois, fait modestement ma fierté : c’est celle qui est raccordée à mon hypothalamus et me permet d’utiliser mes papies spéciaux. Autant que je sache, personne encore n’a reçu un second implant. Je ne suis pas mécontent de n’avoir pas su que Friedlander bey avait demandé à mes médecins de tenter sur moi quelque chose d’expérimental et de follement dangereux. Je suppose qu’il ne voulait pas que je m’inquiète. Toutefois, maintenant que la partie terrifiante de l’opération était passée, je n’étais pas mécontent de l’avoir subie. Cela me rendait socialement plus productif et tout ça.
Quand j’avais un travail de police chiant à accomplir, ce qui arrivait quasiment tous les jours, je m’embrochais un mamie orange que m’avait donné Hadjar. Il portait une étiquette précisant qu’il avait été fabriqué en Helvétie. Je suppose que les Suisses appréciaient tout particulièrement l’efficacité. Leur mamie pouvait instantanément faire de l’individu le plus actif, le plus inspiré, un vrai tâcheron. Pas le crétin fini, comme c’était le cas avec la puce d’abruti du demi-Hadj, mais plutôt un travailleur stupide, pas assez conscient pour se laisser distraire avant que tout le boulot ne soit empilé dans la corbeille sortie. Il s’agit là du plus grand progrès dans le travail de bureau depuis l’instauration de la pause-café.
J’exhalai un soupir et sortis le mamie puis levai la main et me l’embrochai.
La sensation immédiate était que l’univers entier venait de faire une embardée avant de retrouver son équilibre. Audran avait un goût bizarre, métallique, dans la bouche, un bourdonnement aigu dans les oreilles. Il éprouvait une vague nausée mais essaya de l’ignorer parce qu’elle ne céderait pas avant qu’il ait débroché le mamie. Le logiciel avait mouché sa personnalité comme on mouche une mèche de lampe pour ne lui laisser qu’un vestige inefficace et vague de son moi réel.
Audran n’était même pas assez conscient pour le regretter. Il se rappelait simplement qu’il avait du boulot à faire, et il sortit de la caisse deux pleines poignées de cartes-cobalt. Il en glissa six dans les ports d’extension sous le moniteur de son terminal fatigué. Audran effleura la tablette tactile et dit : « Copie ports un, deux, trois, quatre, cinq, six. » Puis il fixa l’écran, l’œil vide, tandis que la console enregistrait le contenu des cartes. L’opération terminée, il retira celles-ci, les empila d’un côté du bureau, en inséra six autres. Il remarqua à peine le passage de la matinée tandis qu’il chargeait les rapports.
« Audran. » Quelqu’un prononçait son nom.
Il interrompit sa tâche et regarda derrière lui. Le lieutenant Hadjar se tenait à l’entrée de son cagibi, accompagné d’un agent en uniforme. Audran se retourna lentement vers sa console. Il tendit la main vers le casier mais il était vide.
« Débranchez-moi ce satané truc. »
Audran se retourna de nouveau vers Hadjar pour acquiescer. Il était temps d’éjecter le mamie.
Léger vertige de désorientation, puis je me retrouvai assis à mon bureau, fixant stupidement le mamie helvète dans ma paume. « Vingt dieux », murmurai-je. C’était un soulagement d’être pleinement conscient à nouveau.
« J’vais vous confier un secret à propos d’Audran, disait Hadjar au flic. On ne l’a pas engagé pour ses qualités mirifiques. Il n’en a pas vraiment. Mais il fait un superbe boîtier de connexion pour le matériel. Audran, c’est le meilleur moyen pour un mamie de s’acquitter de sa tâche journalière. » Le flic sourit.
« Hé, c’est quand même vous qui me l’avez passé, ce mamie », remarquai-je.
Hadjar haussa les épaules. « Audran, je vous présente l’agent Shaknahyi.
— Comment va ? dis-je.
— Pas mal, répondit le flic.
— Va falloir me surveiller Audran, dit Hadjar. Il fait partie des embrochés. Dans le temps, il se vantait haut et fort de ne pas avoir la cervelle câblée. Et aujourd’hui, plus question de le voir sans tel ou tel genre de mamie enfiché dans le crâne. »
Ça me fit un choc. Je n’avais pas réalisé que j’utilisais mes mamies à ce point. J’étais surpris qu’on ait pu le remarquer.
« Tâchez d’oublier ses faiblesses, Jirji, vu que tous les deux, vous allez bosser ensemble. »
Shaknahyi le regarda d’un œil torve. Moi itou. « Qu’est-ce que vous voulez dire, par “bosser ensemble” ? demanda le flic.
— Ce que je viens de vous dire, rien de plus. J’ai une petite mission pour vous deux. Vous allez collaborer étroitement pendant un moment.
— Vous me mettez à la circulation ? » demanda Shaknahyi.
Hadjar fit un signe de dénégation. « Je n’ai jamais dit ça. Je vous associe à Audran en binôme. »