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Shaknahyi était tellement outré que je crus qu’il allait se fendre en deux par le milieu. « J’aimerais mieux que Shaïtan emporte mes gosses ! Merde, si vous croyez que je vais faire équipe avec un type qui n’a ni formation ni expérience, vous êtes franchement cinglé ! »

Je goûtais modérément la perspective de me promener dans la rue. Je n’avais pas envie de me transformer en cible pour tous les tordus du Boudayin munis d’un pistolet à aiguilles. « Je suis censé rester ici au commissariat, remarquai-je. Friedlander bey n’a jamais parlé d’un travail de flic sur le terrain.

— Ça vous fera du bien, Audran, dit Hadjar. Vous pourrez vous balader et revoir vos vieux potes. Ça les impressionnera sûrement de voir votre insigne.

— Ils vont me détester, oui.

— Vous négligez l’un et l’autre un léger détail, remarqua Shaknahyi. En tant que binôme, il est censé veiller sur mes arrières chaque fois qu’on se trouvera dans une situation délicate. Et pour être honnête, je n’ai pas un poil de confiance en lui. Vous ne pouvez escompter me voir travailler avec un partenaire en qui je n’ai pas confiance.

— Je ne vous le reproche pas », dit Hadjar. L’opinion du flic sur mon compte semblait l’amuser. Mon impression première, toutefois, était que ce Shaknahyi n’était pas non plus une lumière. Il n’était pas cranio-câblé, ce qui voulait dire qu’il entrait dans une de ces deux catégories de flics : soit c’était un musulman strict, soit un de ces types qui s’imaginent que leur cervelle nue sans extension suffit amplement à défier les gredins. C’était mon cas naguère, mais j’ai retenu la leçon. Dans chacune des deux hypothèses, on ne risquait pas de s’entendre.

« Et je ne veux pas non plus avoir la responsabilité de le surveiller, intervins-je. Je n’ai pas besoin de ce genre de pression. »

Mains ouvertes, Hadjar brassa l’air en signe d’apaisement.

« Eh bien, oubliez tout ça. Vous n’allez pas traquer les malfrats dans la rue. Mais mener une enquête officieuse.

— Quel genre d’enquête ? » demanda Shaknahyi, méfiant.

Hadjar brandit une carte-cobalt vert foncé. « J’ai là un sacré dossier sur Reda Abou Adil. Je veux que vous me l’appreniez par cœur tous les deux. Ensuite, vous allez me retrouver l’homme et ne plus le lâcher d’une semelle.

— Son nom est revenu deux ou trois fois dans la maison de Papa, remarquai-je. Qui est-ce ?

— C’est le plus ancien rival de Friedlander bey. » Hadjar s’appuya contre le mur vert pâle. « Leur compétition remonte au siècle dernier.

— Je connais le zigue, dit le flic, bourru.

— Audran ne connaît que les truands à la petite semaine qui hantent le Boudayin. Abou Adil se tient fort loin de tout ça. Il prend soin de ne pas empiéter sur le domaine de Papa. Il s’est creusé un petit royaume bien peinard dans les quartiers nord et est. Malgré tout, j’ai là une requête de Friedlander bey me demandant de surveiller le personnage.

— Et vous faites ça simplement parce que Friedlander bey vous le demande ? s’étonna Shaknahyi.

— Tout juste. Il soupçonne Abou Adil de vouloir rompre la trêve. Papa veut être prêt. »

Eh bien, jusqu’à ce que j’aie trouvé un moyen de pression contre Friedlander bey, j’étais son pantin. Je n’avais d’autre choix que de faire ce qu’Hadjar et lui me demanderaient.

Shaknahyi, par contre, ne voulait rien entendre. « J’ai voulu être flic parce que je pensais pouvoir aider les gens, dit-il. Je gagne pas beaucoup, je dors pas assez, et tous les matins je me retrouve embringué dans une nouvelle putain d’embrouille. Je sais jamais quand un type va dégainer son arme et la braquer sur moi. Si je fais ce métier, c’est parce que je me crois capable de faire une différence. Je me suis pas engagé pour jouer les espions personnels d’un salaud plein aux as. Et d’abord, depuis combien de temps ce locdu est-il à vendre ? » Il fusilla le lieutenant du regard jusqu’à ce que ce dernier se sente obligé de détourner les yeux.

« Écoutez, dis-je à Shaknahyi, qu’est-ce que vous avez contre moi, au juste ?

— Primo, z’êtes pas un flic. Z’êtes pire qu’un bleu. Vous allez rester bien planqué et me laisser flinguer par le premier tordu venu, ou alors vous allez devenir nerveux et descendre une petite vieille. J’ai pas envie d’être mis en binôme avec un type tant que je ne m’estime pas en mesure de compter sur lui. »

J’acquiesçai. « Ouais, vous avez raison, mais je peux porter un mamie. J’ai vu des tas de bleus porter un mamie d’agent de police pour les aider à exercer les missions de routine. »

Shaknahyi éleva les mains. « De mieux en mieux ! grommela-t-il.

— Je vous ai dit de pas vous inquiéter d’éventuels problèmes sur le terrain, intervint Hadjar. Il s’agit d’une simple enquête. Du travail de bureau, pour l’essentiel. Je ne vois pas ce qui vous met dans un état pareil, Jirji. »

Shaknahyi se massa le front et soupira. « D’accord, d’accord. Je voulais simplement que mes objections soient consignées.

— Très bien, dit Hadjar, c’est noté. Vous deux, je veux que vous me donniez des comptes rendus, parce que je veux que Friedlander bey soit satisfait. C’est peut-être pas aussi évident qu’il y paraît, malgré tout. » Il me lança la carte-mémoire.

« Vous voulez qu’on s’y mette de suite ? » demandai-je.

Hadjar me lança un regard matois. « Si vous arrivez à caser ça dans votre agenda si chargé.

— Faites-m’en une copie, intervint Shaknahyi. Je veux étudier le dossier aujourd’hui, et dès demain on ira faire un tour chez Abou Adil.

— Parfait », dis-je. Je glissai la plaque verte dans la fente de ma console et la recopiai sur une carte vierge.

« Bien », dit Shaknahyi en prenant son exemplaire avant de quitter mon cagibi.

« Vous deux, ça n’a pas l’air d’avoir accroché des masses, observa Hadjar.

— Faut que le boulot soit fait, point final, dis-je. On n’a pas besoin de sortir danser ensemble.

— Ouais, z’avez raison. Et si vous preniez le reste de votre après-midi ? Rentrez chez vous et parcourez le dossier. Je suis sûr que si vous avez des questions, Papa saura y répondre. »

Il me laissa seul à son tour et j’appelai la maison de Friedlander bey par l’intermédiaire de la console. Je tombai sur l’un des Rocs parlants. « Ouais ? » me dit une voix de rogomme.

« Audran à l’appareil. Dites à Kmuzu de passer me prendre au commissariat d’ici une vingtaine de minutes.

— Ouais », dit le Roc, puis j’entendis la tonalité. Les Rocs faisaient dans la brièveté et manquaient singulièrement d’éloquence.

Vingt minutes plus tard, pile, Kmuzu garait la berline électrique le long du trottoir. Je montai à l’arrière et il repartit vers la maison.

« Kmuzu, commençai-je, as-tu des renseignements sur un homme d’affaires du nom de Reda Abou Adil ?

— Vaguement, yaa sidi. Que voulez-vous savoir ? » Il n’avait pas détourné les yeux de la route.

« Tout, mais pas tout de suite. » Je fermai les paupières et laissai ma tête retomber contre le dossier. Si seulement Friedlander bey daignait m’en dire autant qu’il en avait dit à Kmuzu et au lieutenant Hadjar. L’idée que Papa n’eût pas encore entièrement confiance en moi m’était insupportable.

« Quand nous serons de retour au domaine, vous voudrez parler avec Friedlander bey.

— C’est exact.

— Je vous préviens que la femme l’a mis de mauvaise humeur. »

Parfait, me dis-je. J’avais oublié l’existence de la femme. Papa allait vouloir savoir pourquoi je ne l’avais pas encore assassinée. Je passai le restant du trajet à essayer d’imaginer une excuse plausible.