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4.

Si j’avais su à quel point les choses allaient être difficiles, j’aurais demandé à Kmuzu de me conduire directement hors de la ville vers quelque coin tranquille et loin de tout. Quand je rentrai à la maison – à ce moment, j’avais déjà pris l’habitude de considérer le palais de Friedlander bey comme ma maison – il était aux alentours de quatre heures de l’après-midi. Je décidai qu’une petite sieste ne serait pas de trop. Après, je comptais avoir un bref entretien avec Papa et ensuite sortir passer un petit moment dans la boîte de Chiriga. Malheureusement, Kmuzu mon esclave avait d’autres projets.

« Je serai très bien dans la petite chambre, m’annonça-t-il.

— Pardon ? » Je ne savais foutre pas de quoi il voulait parler.

« La petite chambre qui vous sert de débarras. Elle me conviendra amplement. Je vais y installer une couchette. »

Je le regardai un moment. « Je pensais que tu dormirais dans l’aile réservée aux domestiques.

— Oui, j’ai effectivement une chambre là-bas, yaa sidi, mais je serai mieux à même de vous surveiller si j’en ai une ici également.

— Ça ne m’intéresse pas vraiment de t’avoir pour me surveiller à toute heure du jour, Kmuzu. J’accorde un certain prix à l’intimité. »

Kmuzu acquiesça. « Je comprends bien mais le maître de maison m’a ordonné…»

J’avais assez entendu ces sornettes. « Je me fous de ce que le maître de maison t’a ordonné, hurlai-je. T’es l’esclave de qui, en fin de compte ? Le mien ou le sien ? »

Kmuzu ne répondit pas. Il se contenta de me dévisager avec ses grands yeux solennels.

« Bon, ça va, laisse tomber. Vas-y, installe-toi dans le débarras. Empile mes affaires et traînes-y un matelas si ça te chante. » Je tournai les talons, profondément irrité.

« Friedlander bey vous invite à dîner avec lui après qu’il vous aura parlé, dit Kmuzu.

— Je suppose que peu importe que j’aie d’autres projets », remarquai-je. Tout ce que j’obtins, ce fut le même regard silencieux. Kmuzu était un spécialiste.

J’entrai dans ma chambre et me déshabillai. Puis je pris une douche rapide et réfléchis à ce que j’allais pouvoir dire à Friedlander bey. Primo, j’allais lui dire que cette histoire d’esclave-espion avec Kmuzu avait intérêt à se terminer vite fait. Secundo, je voulais l’informer que je n’étais pas ravi d’être associé à l’agent Shaknahyi. Et tertio, eh bien, c’est à ce moment-là que je me rendis compte que je n’avais sans doute pas le courage de dire quoi que ce soit des points un et deux.

Je sortis de la douche et me séchai. Rester debout sous l’eau chaude m’avait fait un bien fou et je décidai qu’en fin de compte je pouvais me passer de sieste. À la place, je regardai dans la penderie, pour choisir ce que j’allais mettre. Papa aimait bien que je m’habille à l’arabe. Je me dis basta, et choisis une simple gallebeya bordeaux. Je jugeai que le bonnet tricoté de mon pays natal n’était pas approprié et je ne suis pas fana du turban. Je me rabattis donc sur un keffieh blanc uni que je maintins en place d’un simple akal en corde noire. Je passai un cordon à ma ceinture, auquel j’accrochai la dague de cérémonie que m’avait offerte Papa. J’ajoutai également, caché dans le dos, un étui contenant mon paralyseur. Je le dissimulai sous une luxueuse cape beige passée par-dessus de la gallebeya. Je me sentais ainsi paré à toute éventualité : festivités, discussion ou tentative d’assassinat.

« Et si tu restais ici pour t’installer ? » suggérai-je à Kmuzu, mais au lieu de cela il me suivit au bas des marches. Je n’étais pas surpris outre mesure. Les bureaux de Papa étaient situés au rez-de-chaussée du corps de bâtiment principal reliant les deux ailes. Quand il était là, l’un des Rocs parlants restait posté dans le couloir, gardant la porte. Le gorille m’examina, hocha la tête. En revanche, quand il regarda Kmuzu, son expression changea. Sa lèvre se retroussa imperceptiblement. Jamais encore je n’avais vu chez lui une telle manifestation d’émotion.

« Attendez, lui dit-il.

— Je vais entrer avec mon maître », dit Kmuzu.

Le Roc lui flanqua une bourrade et le força à reculer d’un pas. « Attendez, répéta-t-il.

— Pas de problème, Kmuzu », intervins-je. Je n’avais pas envie de les voir se flanquer tous les deux une peignée juste devant la porte du bureau de Friedlander bey. Ils pouvaient régler leur petite querelle de pouvoir à un moment plus adéquat.

Kmuzu me lança un regard glacé mais ne dit rien. Le Roc inclina légèrement la tête au moment où je passais pour entrer dans l’antichambre puis referma la porte derrière moi. Si de l’autre côté, dans le hall, Kmuzu et lui en venaient aux mains, je serais bien en peine de savoir quelle attitude adopter. Que prescrit l’étiquette quand votre esclave attitré se fait mettre une raclée par l’esclave de votre patron ? Bien sûr, c’était sans accorder à Kmuzu le bénéfice du doute. Peut-être avait-il lui aussi un ou deux tours dans son sac. Qui sait, il était peut-être de taille à mater le Roc parlant.

Toujours est-il que Friedlander bey était dans ses appartements privés. Je le trouvai assis derrière son bureau gigantesque. Il ne me parut pas en forme. Les coudes posés sur le plateau, la tête dans les mains, il était en train de se masser le front. Il se leva quand j’entrai. « Je suis content », dit-il. À l’entendre, ce n’était pas évident ; il avait l’air plutôt épuisé.

« C’est pour moi un honneur de te souhaiter le bonsoir, ô cheikh », dis-je. Il portait une chemise blanche à col ouvert dont il avait retroussé les manches, et un vieux pantalon gris trop grand. Sans doute ne remarquerait-il même pas les efforts que j’avais faits pour me vêtir de manière classique. On ne peut pas toujours tomber pile, pas vrai ?

« Nous dînerons bientôt, mon fils. En attendant, assieds-toi près de moi. Il y a des affaires qui réclament notre attention. »

Je m’installai dans un siège confortable à côté de son bureau. Papa se rassit et tripota quelques papiers, l’air soucieux. Je me demandai s’il allait parler de la femme ou m’expliquer pourquoi il avait décidé de m’infliger Kmuzu. Ce n’était pas à moi de l’interroger. Il y viendrait quand il serait prêt.

Il ferma les yeux un instant puis les rouvrit, soupira. Ses rares cheveux blancs étaient ébouriffés, et il ne s’était pas rasé ce matin. Je supposai qu’il devait être préoccupé. J’appréhendais un peu ce qu’il allait encore me commander ce coup-ci.

« Nous devons parler, commença-t-il. Il y a cette histoire de don d’aumône. »

Bon, je n’ai pas peur de l’avouer : de tous les problèmes qu’il aurait pu choisir, celui du don d’aumône se trouvait assez loin sur la liste de ce que j’escomptais entendre. Quelle idiotie de ma part d’avoir imaginé qu’il désirait m’entretenir de quelque affaire plus urgente. De meurtre, par exemple.

« J’ai peur d’avoir des sujets plus importants à l’esprit, ô cheikh. »

Friedlander bey hocha la tête d’un air las. « Nul doute, mon fils, que tu ne croies sincèrement ces autres choses plus importantes, mais tu te trompes. Nous partageons toi et moi une existence de luxe et de confort et cela nous donne une responsabilité vis-à-vis de nos frères. »

Jacques, mon infidèle de pote, aurait eu du mal à saisir ce point précis. Certes, d’autres religions prônent la charité. Le simple bon sens dicte de s’occuper des pauvres et des nécessiteux, parce qu’on ne sait jamais si l’on ne finira pas nécessiteux et pauvre soi-même. L’attitude islamique va plus loin, toutefois : le don d’aumône est l’un des cinq piliers de la religion, tout aussi fondamental que la profession de foi, la prière quotidienne, le jeûne du ramadan et le pèlerinage à La Mecque.