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J’accordais la même attention au don d’aumône qu’aux autres devoirs. À savoir que j’avais le plus profond respect pour eux d’une manière purement intellectuelle et que je me répétais que je ne tarderais pas à sincèrement les mettre en pratique incessamment sous peu.

« Et bien sûr, cela fait un certain temps que tu soupèses la question, remarquai-je.

— Nous avons négligé nos devoirs envers les pauvres et les nécessiteux, ainsi que les veuves et les orphelins de notre entourage. »

Certains de mes amis – mes vieux amis, mes anciens amis – jugent que Papa n’est rien d’autre qu’un monstre criminel mais ce n’est pas vrai. C’est un homme d’affaires avisé qui entretient également des liens étroits avec la foi à l’origine de notre culture. Je suis désolé si cela peut sembler contradictoire. Il peut se montrer dur, voire cruel, par moments ; mais je ne connais nul autre homme plus sincère dans sa foi ou plus heureux de se plier aux nombreuses obligations du noble Qur’ân.

« Que souhaites-tu me voir faire, ô mon oncle ? »

Friedlander bey haussa les épaules. « Est-ce que je ne te récompense pas comme il faut de tes services ?

— Tu es infailliblement gracieux, ô cheikh.

— Alors, ce ne serait pas une épreuve pour toi de mettre de côté le cinquième de tes biens, comme il est stipulé dans la Voie droite. À vrai dire, je désire te faire un don qui gonflera ta bourse et, dans le même temps, te procurera une source de revenus indépendante de cette maison. »

Voilà qui éveilla mon attention. La liberté était mon plus cher désir chaque soir avant de m’endormir. C’était ma première pensée quand je m’éveillais au matin. Et le premier pas vers la liberté était l’indépendance financière.

« Tu es le père de la générosité, ô cheikh, lui dis-je, mais j’en suis indigne. » Croyez-moi, j’avais hâte d’entendre ce qu’il s’apprêtait à m’annoncer. Les formes, toutefois, exigeaient de moi que je fisse comme si je ne pouvais décemment accepter un tel don.

Il éleva une main tremblante et maigre. « Je préfère que mes associés aient des sources de revenus extérieures, des sources qu’ils gèrent eux-mêmes et dont ils n’ont pas besoin de partager les bénéfices avec moi.

— C’est une sage politique », dis-je. J’avais connu bon nombre d’« associés » de Papa et je savais le genre de sources dont ils disposaient. J’étais certain qu’il allait me brancher sur quelque affaire louche, quelque marché du vice. Non pas que les scrupules m’étouffent, qu’on me comprenne bien. Je n’aurais pas vu d’inconvénient à acheter mes drogues au prix de gros. Simplement, je n’ai jamais eu vraiment l’esprit de lucre.

« Jusqu’à une période récente, le Boudayin était tout ton univers. Tu le connais bien, mon fils, et tu comprends ses habitants. J’ai une grande influence là-bas et j’ai jugé intéressant de t’acheter un petit établissement commercial dans ce quartier. » Sur quoi, il me tendit un document plastifié.

Je me penchai pour le prendre. « Qu’est-ce que c’est, ô cheikh ? demandai-je.

— C’est un titre de propriété. Tu es désormais le propriétaire des biens qui y sont décrits. À partir d’aujourd’hui, l’affaire est sous ta responsabilité. C’est une entreprise rentable, mon neveu. Gère-la bien, et elle te récompensera, inchallah. »

J’avisai le titre. « Tu es…» Ma voix s’étrangla. Papa avait acheté le club de Chiriga et il me le donnait. Je le regardai. « Mais…»

Il balaya ma réponse d’un revers de main. « Inutile de me remercier. Tu es mon fils respectueux.

— Mais c’est le bar de Chiri. Je ne peux quand même pas lui piquer son club. Qu’est-ce qu’elle va faire ? »

Friedlander bey haussa les épaules. « Les affaires sont les affaires », dit-il simplement.

Je le fixai, muet, il avait la manie remarquable de me donner des choses dont je me serais passé avec joie : Kmuzu et une carrière de flic, par exemple. Mais ce n’aurait pas été une solution de refuser. « Je ne sais vraiment comment t’exprimer mes remerciements », dis-je d’une voix éteinte. Déjà qu’il ne me restait plus que deux bons amis, Saïed le demi-Hadj et Chiri… Ça n’allait certainement pas plaire à cette dernière. Je redoutais d’avance sa réaction.

« Viens, me dit Friedlander bey, allons dîner. » Il se leva derrière son bureau et me tendit la main. Je le suivis, encore ahuri. Ce n’est que plus tard que je m’avisai que je ne lui avais pas parlé de mon boulot avec Hadjar ou de ma nouvelle mission d’enquête sur Reda Abou Adil. Quand vous êtes en présence de Papa, vous allez où il veut, vous faites ce qu’il veut, et vous parlez de ce qu’il veut entendre.

Nous gagnâmes la plus petite des deux salles à manger, tout au bout de l’aile ouest, au rez-de-chaussée. C’est là que nous mangions, Papa et moi, quand nous dînions ensemble. Kmuzu m’emboîta le pas dans le couloir et le Roc parlant suivit Friedlander bey. Si nous avions été dans une holo-série sentimentale américaine, ces deux-là en seraient venus aux mains avant de devenir les meilleurs amis du monde. Sûr qu’on pouvait y compter.

Je m’arrêtai au seuil de la salle à manger, l’œil rond. Umm Saad et son fils nous attendaient à l’intérieur. C’était la première femme que j’avais vue sous le toit de Friedlander bey, et néanmoins elle n’avait jamais eu le droit de se joindre à notre table. Le garçon semblait avoir une quinzaine d’années, ce qui aux yeux de la foi est l’âge de la maturité. Il était en âge de se conformer aux obligations de la prière et du jeûne rituel, aussi en d’autres circonstances aurait-il fort bien pu partager notre repas. « Kmuzu, dis-je, raccompagne la femme à ses appartements. »

Friedlander bey me posa la main sur le bras. « Je te remercie, mon fils, mais je l’ai invitée à rester avec nous. » Je le regardai, bouche bée, mais aucune réponse intelligente ne me vint. Si Papa voulait à une date si tardive engager des bouleversements radicaux dans son comportement et son attitude, c’était son droit. Je refermai la bouche et acquiesçai.

« Umm Saad dînera dans ses appartements après notre discussion », dit Friedlander bey en la fixant du regard. « Son fils alors pourra se retirer avec elle ou bien rester avec les hommes, à son gré. »

Umm Saad semblait impatiente : « Je suppose que je dois t’être reconnaissante du temps que tu sais m’épargner. » Papa gagna sa chaise et le Roc l’aida à s’asseoir. Kmuzu m’indiqua un siège en face de Friedlander bey. Umm Saad s’installa à sa gauche et son fils se mit à la droite de Papa. « Marîd, dit ce dernier, connais-tu le jeune homme ?

— Non », répondis-je. Pas même de vue. Lui et sa mère se faisaient fort discrets dans cette demeure. Le garçon était grand pour son âge, mais il était maigre et mélancolique. Sa peau avait un teint jaunâtre peu naturel et il avait le blanc des yeux décoloré. Il avait un air maladif. Il était vêtu d’une gallebeya bleu foncé imprimée d’un motif géométrique, et il portait un turban de jeune cheikh – pas un turban de chef tribal mais la coiffure honorifique du garçon qui a mémorisé le texte intégral du Qur’ân.

« Yaa sidi, dit la femme, puis-je te présenter mon cher fils Saad ben Salah ?

— Que votre honneur s’accroisse, seigneur », dit le garçon.

Je haussai les sourcils. Le gosse au moins avait des manières. « Qu’Allah te soit gracieux, répondis-je.

— Umm Saad, intervint Friedlander bey d’une voix bourrue, tu es entrée dans ma maison en manifestant des prétentions extravagantes. Ma patience est à bout. Par respect pour les lois de l’hospitalité, j’ai souffert ta présence mais dorénavant ma conscience est claire. Je t’enjoins donc de ne plus me déranger. Tu devras avoir quitté ma demeure dès l’appel à la prière de demain matin. Je vais donner ordre à mes domestiques de te fournir toute l’assistance qui te sera nécessaire. »