Umm Saad lui adressa un petit sourire comme si elle trouvait sa colère amusante. « Je ne crois pas que tu aies prêté à notre problème toute l’attention voulue. Et tu n’as rien prévu pour l’avenir de ton petit-fils. » Elle posa sa main sur celle de Saad.
C’était comme un soufflet en plein visage. Elle prétendait être la fille ou la bru de Friedlander bey. Voilà qui expliquait pourquoi il voulait que je m’occupe de le débarrasser d’elle, au lieu de s’en charger lui-même.
Il me regarda. « Mon neveu, dit-il, cette femme n’est pas ma fille, et le garçon n’est pas de mon sang. Ce n’est pas la première fois qu’un étranger vient à ma porte en prétendant m’être apparenté, dans l’espoir de me dépouiller d’une fortune gagnée avec peine. »
Seigneur, j’aurais dû m’occuper d’elle dès qu’il me l’avait demandé, avant qu’il m’embarque dans cette histoire. Un de ces jours, il faudra bien que j’apprenne à m’occuper des choses avant qu’elles ne deviennent par trop compliquées. Je ne veux pas dire que je l’aurais vraiment assassinée, mais j’aurais pu avoir une chance de l’amener à nous quitter paisiblement, par la persuasion, la menace ou le chantage. Je voyais bien qu’il était désormais trop tard. Elle n’accepterait aucun arrangement ; elle voulait tout le gâteau, sans en perdre une miette.
« Tu en es certain, ô cheikh ? demandai-je. Qu’elle n’est pas ta fille, je veux dire ? »
Un instant, je crus qu’il allait me frapper. Puis, d’une voix maîtrisée avec peine, il répondit : « Je te le jure, sur la vie de l’Envoyé de Dieu (faveurs et bénédictions divines sur lui). » Je n’en demandais pas plus. Friedlander bey n’a rien contre quelques petites manipulations si cela aide ses visées, mais il ne fait jamais de faux serments. Si nous nous entendons si bien, c’est parce qu’il ne ment pas et que je ne mens pas non plus. Je regardai Umm Saad. « Quelle preuve as-tu à l’appui de tes prétentions ? »
Ses yeux s’agrandirent. « Une preuve ? s’écria-t-elle. Ai-je besoin de preuve pour étreindre mon propre père ? Quelle preuve as-tu, toi, de l’identité du tien ? »
Elle ne pouvait savoir à quel point le sujet était brûlant pour moi. J’ignorai la remarque. « Papa…» Je m’interrompis. « Le maître de maison t’a manifesté son amabilité et sa courtoisie. À présent, il se permet de te demander de mettre un terme à ta visite. Comme il l’a dit, tu peux recourir aux services des domestiques pour faciliter ton départ. » Je me tournai vers le Roc parlant, qui approuva d’un signe de tête, un seul : on pouvait être sûr qu’il aurait soin que la femme et son fils soient à la porte sitôt que le muezzin aurait émis la dernière syllabe de son appel matinal.
« Alors nous avons des préparatifs à faire, dit-elle en se levant. Viens, Saad. » Et tous deux quittèrent la petite salle à manger avec autant de dignité que s’ils étaient dans leurs propres murs et que c’étaient eux qu’on avait offensés.
Les mains de Friedlander bey étaient plaquées sur la table devant lui. Ses phalanges étaient blanches. Il prit deux ou trois lentes inspirations forcées. « Que proposes-tu de faire pour mettre un terme à ce désagrément ? » demanda-t-il.
Je levai la tête, regardant alternativement Kmuzu et le Roc parlant. Aucun des deux esclaves ne semblait le moins du monde intéressé par la question. « Entendons-nous bien, ô cheikh, commençai-je. Tu veux te débarrasser d’elle et de son fils. Mais est-il essentiel qu’elle meure ? Que dirais-tu si j’employais un autre moyen, moins radical, pour la décourager ?
— Tu l’as vue et tu as entendu ses paroles. Hormis la violence, rien ne mettra un terme à ses plans. Par ailleurs, seule sa mort découragera d’autres sangsues de son espèce de recourir à la même stratégie. Pourquoi hésites-tu, mon fils ? La réponse est simple et efficace. Tu as déjà tué. Tuer encore ne devrait pas être si difficile. Tu n’as même pas besoin de maquiller cela en accident. Le sergent Hadjar comprendra. Il s’abstiendra d’ouvrir une enquête.
— Hadjar est lieutenant, à présent », remarquai-je.
Papa écarta l’objection d’un geste impatient. « Oui, bien sûr.
— Tu penses qu’Hadjar fermera les yeux sur un homicide ? » Hadjar était vendu mais ça ne voulait pas dire qu’il se tiendrait tranquille pendant que je le couvrirais de ridicule. Je pouvais encore m’en tirer mais à la seule condition de prendre soin de préserver son image publique.
Le front du vieillard se plissa. « Mon fils, dit-il avec lenteur pour être sûr que je comprenne bien, si le lieutenant Hadjar regimbe, lui aussi peut être démissionné. Peut-être que tu auras alors plus de chance avec son successeur. On peut continuer ce processus jusqu’à ce que le commissariat soit occupé enfin par un officier doté d’assez de jugeote.
— Qu’Allah nous guide, toi et moi », murmurai-je. Friedlander bey avait une certaine facilité ces derniers temps à recourir au jeu de massacre comme solution aux petits désagréments de l’existence. J’étais frappé de nouveau par le fait que Papa n’était pas pressé de manier personnellement la gâchette. Il avait appris très jeune la délégation de responsabilités. Et j’étais devenu son délégué favori.
« On dîne ? » demanda-t-il.
J’avais perdu mon appétit. « Je te prie de me pardonner, dis-je, mais j’ai quantité de préparatifs à faire. Peut-être qu’après ton repas tu répondras à quelques questions. J’aimerais entendre ce que tu sais au sujet de Reda Abou Adil. »
Friedlander bey étendit les mains. « Pas beaucoup plus que toi, j’imagine. »
Bon, Papa n’avait-il pas forcé la main à Hadjar pour qu’il entame une enquête non officielle ? Alors, pourquoi jouait-il les idiots, maintenant ? Ou bien était-ce simplement une autre épreuve ? Combien de ces satanées épreuves avais-je encore à subir ?
Ou peut-être – et là, ça devenait vraiment intéressant – peut-être que la curiosité d’Hadjar pour Abou Adil n’était pas motivée par Papa, en fin de compte. Peut-être qu’Hadjar s’était vendu plus d’une fois : à Friedlander bey, mais aussi au second plus gros enchérisseur, puis ensuite au troisième, et au quatrième…
Je me souvins du temps où j’étais un adolescent de quinze ans, au sang chaud. J’avais promis à ma petite amie, Nafissa, de ne même pas regarder une autre fille. Et j’avais fait le même serment à Fayza, qui avait de plus gros lolos. Et à Hanuna, dont le père travaillait à la brasserie. Tout baignait jusqu’au jour où Nafissa avait appris l’existence d’Hanuna et où le père de Fayza avait découvert l’existence des deux autres. Les filles étaient prêtes à me couper les couilles et à m’arracher les yeux. À la place, j’avais préféré m’éclipser d’Alger à la faveur du sommeil de l’ennemi : c’est ainsi qu’avait débuté l’odyssée qui devait me conduire dans cette ville. C’est une histoire morte, desséchée, et sans grand intérêt ici. Je veux simplement suggérer l’ampleur des problèmes auxquels se préparait Hadjar si jamais Friedlander bey et Reda Abou Adil venaient à découvrir son double jeu.
« Abou Adil n’est-il pas ton principal rival ?
— Ce monsieur pense peut-être que nous rivalisons. Pour ma part, je ne nous considère pas le moins du monde comme des rivaux. Allah accorde à Abou Adil le droit de vendre ses cuivres martelés quand je vends les miens de mon côté. Si quelqu’un choisit d’acheter chez lui plutôt que chez moi, alors vendeur et client ont ma bénédiction. Allah me laissera mon gagne-pain et rien de ce que pourra faire Abou Adil ne m’aidera ou ne m’entravera. »