Выбрать главу

Je songeai aux vastes sommes d’argent qui transitaient par la maison de Friedlander bey – dont une partie finissait à l’intérieur de grosses enveloppes sur mon propre bureau. J’étais bien certain que pas un sou ne provenait de la vente de cuivre martelé. Mais ça faisait un plaisant euphémisme ; je laissai passer.

« D’après le lieutenant Hadjar, remarquai-je, tu penses qu’Abou Adil se préparerait à t’écarter définitivement de la circulation.

— Seul le Rassembleur des Nations peut faire une telle chose, mon fils. » Papa m’accorda un regard affectueux. « Mais j’apprécie ta sollicitude. Tu n’as toutefois pas à t’inquiéter d’Abou Adil.

— Je peux mettre à profit ma position chez les flics pour découvrir ce qu’il mijote. »

Papa se leva et passa une main dans ses cheveux blancs. « Si tu le veux. Si cela peux apaiser ton esprit. »

Kmuzu écarta ma chaise de la table et je me levai à mon tour. « Mon oncle, je te prie de m’excuser. Que ta table te soit agréable. Je te souhaite un repas bienheureux. »

Friedlander bey vint à moi et m’embrassa sur les deux joues. « Va sans crainte, mon chéri, dit-il. Je suis fort satisfait de toi. »

Comme je quittais la salle à manger, je me retournai et vis Papa se rasseoir dans sa chaise. La résolution se peignait sur les traits du vieillard et le Roc parlant se penchait vers lui pour recueillir ses paroles. Je me demandai quel secret Friedlander bey pouvait bien partager avec son esclave mais pas encore avec moi.

« Il faut que tu termines de t’installer, non ? » dis-je à Kmuzu tandis que nous remontions vers mon appartement.

« Je vais apporter un matelas, yaa sidi. Ce sera suffisant pour ce soir.

— Parfait. J’ai encore du boulot à faire sur l’ordinateur.

— Le rapport sur Abou Adil ? »

Je le regardai avec intérêt. « Oui, dis-je enfin. C’est cela même.

— Peut-être que je puis vous aider à vous faire une idée plus claire de l’homme et de ses motivations.

— Comment se fait-il que tu en saches autant sur lui, Kmuzu ?

— À mon arrivée dans la cité, j’ai été employé comme garde du corps par l’une des épouses d’Abou Adil. »

Je jugeai cette information remarquable. Imaginez : j’entame une enquête sur un parfait inconnu et voilà que mon tout nouvel esclave s’avère avoir travaillé naguère pour ce même homme. Ce n’était pas une coïncidence. Je le sentais. J’étais à peu près certain que tout cela formerait en définitive un tout cohérent. Simplement, j’espérais être vivant et en bonne santé ce jour-là.

Je m’arrêtai devant la porte de ma suite. « Va chercher ton lit et tes affaires, dis-je à Kmuzu. Je vais parcourir le dossier d’Abou Adil. N’aie crainte de me déranger, toutefois. Quand je travaille, il faut l’explosion d’une bombe pour me distraire.

— Merci, yaa sidi, je serai te plus silencieux possible. »

Je me mis à tourner le verrou de la porte. Kmuzu s’inclina légèrement avant de se diriger vers le quartier des domestiques. Sitôt qu’il eut tourné le coin, je me hâtai dans la direction opposée. Je descendis au garage et trouvai ma voiture. Ça faisait drôle de s’éclipser ainsi à l’insu de son propre domestique, mais je ne me sentais tout bonnement pas d’humeur à l’avoir sur les talons ce soir.

Je traversai le quartier chrétien puis celui des commerces de luxe, à l’est du Boudayin. Je garai la voiture sur le boulevard il-Djamil, pas très loin de l’endroit où Bill attendait en général avec son taxi. Avant de sortir, je pris ma boîte à pilules. Il me semblait que ça faisait une éternité que je ne m’étais pas offert le plaisir de quelque drogue amicale. J’étais bien pourvu, grâce à mes revenus maintenant plus élevés et surtout aux nombreux contacts noués par l’entremise de Papa. Je choisis une paire de triamphés bleus ; j’étais tellement pressé que je les avalai sur-le-champ, sans eau. Sous peu, j’allais déborder d’énergie, me sentir indomptable. Ce ne serait pas du luxe, vu la scène épouvantable qui m’attendait.

J’avais envisagé de m’embrocher un mamie mais je me ravisai au dernier moment. J’avais besoin de parler avec Chiri et j’avais suffisamment de respect à son endroit pour me présenter devant elle en ayant toute ma tête. Par la suite, toutefois, les choses pourraient se présenter autrement. Il était bien possible que je préfère retourner au bercail sous une tout autre personnalité.

Ce soir-là, la boîte de Chiri avait fait le plein. À l’intérieur, l’air était calme et chaud, sucré d’une douzaine de parfums différents, âcre de sueur et de bière renversée. Sexchangistes et débs préops bavardaient avec les clients sur un ton faussement enjoué et leurs rires aigus ponctuaient les crissements de la musique quand elles criaient pour renouveler leurs cocktails au champagne. Des éclairs de néon bleu et rouge vif descendaient de biais derrière le bar et les points lumineux tournoyants des boules à facettes étincelaient aux murs et au plafond. Dans un coin, il y avait un hologramme d’Honey Pilar en train de se tortiller, seule, sur une peau de vison blanc étalée sur les sables blancs de quelque plage romantique. C’était une pub pour son nouveau mamie sexy Le Désir qui couve. Je la fixai pendant un moment, presque hypnotisé.

« Audran. » C’était la voix rauque de Chiriga. Elle ne semblait pas ravie de me voir. « Môssieur le Chef.

— Écoute, Chiri… laisse-moi…

— Lily ! cria-t-elle à l’un des changistes, sers donc à boire au nouveau propriétaire. Gin et bingara avec un trait de Rose. » Elle me regarda, l’air farouche. « Le tendé est à moi, Audran. Réserve privée. Il n’entre pas dans les stocks du club et je l’emporte avec moi. »

Elle me rendait la vie dure. Je ne pouvais qu’imaginer ce qu’elle devait ressentir. « Attends une minute, Chiri. Ça n’a rien à voir avec…

— Voilà les clés. Celle-ci, c’est pour le tiroir-caisse. Tout l’argent est là pour toi. Les filles sont à toi, les emmerdes aussi, à partir de dorénavant. Si t’as des problèmes, tu peux les amener à Papa. » Elle prit sa bouteille de tendé de sous le comptoir. « Kwa héri, fils de pute », lança-t-elle, la lèvre retroussée. Puis elle sortit avec perte et fracas.

Un grand calme se fit aussitôt. Le morceau, je ne sais plus lequel, s’arrêta, et personne n’en mit un autre. Une déb nommée Kandy était sur scène, et elle resta plantée là à me fixer comme si j’allais me mettre à baver et crier d’une seconde à l’autre. Les gens autour de moi quittèrent leur tabouret pour s’éloigner en catimini. Je les dévisageai et lus sur leurs traits l’hostilité et le mépris.

Friedlander bey voulait trancher tous mes liens avec le Boudayin. Faire de moi un flic avait déjà constitué un bon début, mais même dans ces conditions j’avais conservé quelques amis fidèles. Forcer Chiri à vendre son club avait été un nouveau coup de maître. Sous peu, j’allais me retrouver aussi solitaire et dépourvu d’amis que Papa lui-même, sauf que je n’aurais pas comme lui la consolation de la richesse et du pouvoir.

« Écoutez, leur dis-je, tout cela est un malentendu. Je m’en vais régler cette histoire avec Chiri. Indihar, je te confie la maison, d’accord ? Je reviens tout de suite. »

Indihar se contenta de me lancer un regard dédaigneux. Elle ne dit pas un mot. Je ne supportais pas de rester ici une minute de plus. Je pris le trousseau de clés que Chiri avait lâché sur le comptoir et ressortis. Elle n’était visible nulle part dans la Rue. Elle avait pu rentrer directement chez elle, mais elle était sans doute allée dans une autre boîte.