Je me rendis à La Fée blanche, le café du vieux Gargotier, dans la Neuvième Rue. Saïed, Mahmoud, Jacques et moi y traînions souvent nos basques. Nous aimions rester assis dans le patio à jouer aux cartes dès la fin de l’après-midi. C’était un bon coin pour se tenir au courant.
Ils étaient effectivement tous là. Jacques était le chrétien de service dans notre bande. Il aimait raconter aux gens qu’il était aux trois quarts européen. Jacques était strictement hétérosexuel et ne s’en cachait pas, loin de là. On ne l’aimait pas beaucoup. Mahmoud était un sexchangiste, naguère encore une danseuse aux hanches étroites, aux yeux de biche, qui exerçait ses talents dans les clubs de la Rue. À présent, il était petit, baraqué et méchant, comme ces mauvais djinns sous le nez desquels vous devez vous faufiler pour sauver la princesse ensorcelée. J’avais entendu dire qu’aujourd’hui il dirigeait la prostitution organisée dans le Boudayin pour le compte de Friedlander bey. Saïed le demi-Hadj me fusilla du regard derrière son verre de Johnny Walker, sa boisson habituelle. Il portait son mamie de dur, et il n’attendait que mon apparition pour avoir l’excuse de me rompre les os.
« Comment va ? lançai-je.
— T’es vraiment de la merde, Audran, dit Jacques à voix basse. Un vrai dégueulasse.
— Merci, dis-je, mais je ne vais pas pouvoir m’attarder. » Je pris le siège vide. M. Gargotier vint aux nouvelles, voir si j’allais dépenser quelque chose ce soir. Son expression était d’une neutralité étudiée, mais je vis sans peine qu’il me détestait lui aussi, désormais.
« Z’auriez pas vu passer Chiri, y a cinq minutes ? » demandai-je. M. Gargotier se racla la gorge. Je l’ignorai et il repartit.
« Tu crois pas que tu l’as assez ébranlée comme ça ? demanda Mahmoud. Tu crois peut-être qu’elle s’est barrée en te piquant une attache-trombone ? Lâche-lui la grappe, Audran. »
J’en avais assez. Je me levai et Saïed se leva également de l’autre côté de la table. En deux enjambées, il était sur moi, saisissait ma cape d’une main et ramenait l’autre poing fermé en arrière. Avant qu’il ait pu frapper, je lui flanquai un bon coup sur le nez. Un petit filet de sang jaillit de sa narine. Il fut surpris, mais bientôt sa bouche se plissa en un rictus de rage pure. J’empoignai le mamie qui dépassait de son implant corymbique et le débranchai. Je vis aussitôt ses yeux devenir vagues. Il avait dû se trouver momentanément désorienté. « Foutez-moi la paix, bordel, lui dis-je en le repoussant dans sa chaise. Tous. » Je jetai le mamie sur les genoux du demi-Hadj.
Je regagnai la Rue, furax. Je ne savais plus quoi faire à présent. La boîte de Chiri – ma boîte à présent – était bourrée de monde et je ne pouvais pas compter sur Indihar pour maintenir l’ordre. Je décidai de remonter là-bas tâcher de mettre les choses au clair. Je n’avais pas eu le temps de m’éloigner beaucoup que Saïed, arrivé derrière moi, me plaquait la main sur l’épaule : « Tu sais que tu es en train de te rendre vraiment impopulaire, Maghrebi.
— C’est pas entièrement de ma faute. »
Il hocha la tête. « Tu laisses faire. T’es responsable.
— Merci », dis-je, sans m’arrêter.
Il prit ma main droite et glissa dedans son mamie de mauvais garçon. « Prends ça, me dit-il. Je crois que tu vas en avoir besoin. »
Je fronçai les sourcils. « Le genre de problèmes qui me tombent dessus exigent d’avoir les idées claires, Saïed. Il faut que je réfléchisse à tout un tas de questions d’ordre moral. Pas seulement à Chiri et son club. À d’autres trucs. »
Le demi-Hadj grommela : « J’t’ai jamais compris, Marîd. Tu me fais l’effet d’une vieille relique fatiguée. T’es aussi nul que Jacques. Si seulement tu choisissais soigneusement tes mamies, t’aurais pas à te soucier de questions de morale. Dieu sait que c’est le cadet de mes soucis. »
Je n’avais pas besoin d’en entendre plus. « Bon, eh bien, à la prochaine, Saïed.
— Ouais, c’est ça. » Il fit demi-tour en direction de La Fée blanche.
Je retournai chez Chiri où je flanquai tout le monde dehors et fermai la boîte avant de rentrer en voiture chez Friedlander bey. Je grimpai d’un pas las l’escalier jusqu’à mon appartement, pas mécontent que cette longue journée pleine de surprises s’achève enfin. Alors que je m’apprêtais à me coucher, Kmuzu s’encadra tranquillement sur le seuil de ma chambre : « Vous ne devriez pas me tromper, yaa sidi.
— Tu es vexé, Kmuzu ?
— Je suis ici pour vous aider. Je suis désolé que vous ayez refusé ma protection. Le temps viendra peut-être où vous serez bien content de faire appel à moi.
— C’est tout à fait possible, mais dans l’intervalle que dirais-tu de me laisser tranquille ? »
Il haussa les épaules. « Quelqu’un attend pour vous voir, yaa sidi. »
Je le lorgnai : « Qui ça ?
— Une femme. »
Je n’avais plus l’énergie de me carrer Umm Saad. Mais enfin, ce pouvait être aussi Chiri…
— Voulez-vous que je l’introduise ? demanda Kmuzu.
— Oh, et puis merde… ouais. » J’étais encore habillé mais la fatigue commençait à peser. Je me promis d’abréger le plus possible la conversation.
« Marîd ? »
Je me retournai. Sur le seuil, vêtue d’une cape marron effilochée, une valise cabossée en plastique dans la main, se tenait Angel Monroe. Maman.
« M’suis dit que je pourrais passer quelques jours avec toi en ville, annonça-t-elle avec un grand sourire aviné. Hé, t’es pas content de me voir ? »
5.
Quand mon admirable extension m’éveilla le lundi matin, je restai traîner au lit quelque temps, à réfléchir. J’étais enclin à admettre que j’avais peut-être commis quelques erreurs la nuit précédente. Je ne savais pas au juste comment j’aurais pu rectifier le tir avec Chiri, mais j’aurais quand même dû essayer. Je lui devais bien ça, au nom de notre amitié. Je n’avais pas non plus été ravi de voir ma mère à la porte, peu après. J’avais résolu ce dernier problème en sortant cinquante kiams et en lui disant de remballer en pleine nuit. J’avais demandé à Kmuzu de l’accompagner pour lui trouver une chambre d’hôtel. Au petit déjeuner, Friedlander bey me présenta quelques critiques constructives quant à cette dernière décision.
Il était furieux. Son ton avait des accents rauques, éraillés, qui me laissaient entendre qu’il faisait de son mieux pour ne pas me hurler après. Il posa les mains sur mes épaules, et je le sentis trembler d’émotion. Son haleine était parfumée à la menthe et il me cita le noble Qur’ân : « Ton Seigneur vous a ordonné de n’adorer que lui et d’être bons pour vos père et mère. Si l’un d’eux ou les deux atteignent la vieillesse près de toi, ne dis pas : Fi ! ne les brusque pas, ne leur parle qu’avec respect. Baisse vers eux l’aile de ta déférence avec tendresse et dis : Seigneur, aie pitié d’eux comme ils firent pour moi quand ils m’élevaient[3] . »
Je me sentis ébranlé. Se voir inondé par l’ire de Friedlander bey avait quelque chose d’un entraînement au Jugement dernier. Il aurait estimé la comparaison sacrilège, bien sûr, mais lui, il n’était jamais la cible de sa propre fureur.
Je ne pus m’empêcher de bafouiller. « Tu veux parler d’Angel Monroe…» Seigneur, quelle réponse bancale, mais il faut dire que Papa m’avait surpris avec cette tirade. Je n’avais toujours pas les idées bien claires.
« Je te parle de ta mère, me dit-il. Elle est venue te voir dans le besoin et tu l’as chassée de ta porte.