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— J’ai fait ce que j’ai estimé le mieux pour elle. » En attendant, je me demandais comment Papa avait eu vent de l’incident.

« On ne jette pas sa mère dehors à la merci des étrangers ! À présent, tu dois rechercher le pardon d’Allah ! »

Voilà qui me requinqua quelque peu. C’était encore une de ces fois où il disait « Allah » mais voulait dire en fait « Friedlander bey ». J’avais péché contre son code personnel ; mais si je pouvais trouver ce qu’il convenait de dire et de faire, tout irait à nouveau pour le mieux. « Ô cheikh, dis-je lentement, choisissant mes mots avec soin, je sais tes sentiments à l’égard de la présence des femmes en ta demeure. J’ai hésité à l’inviter passer la nuit sous ton toit et il était à cette heure trop tard pour te consulter. J’ai mis en balance les nécessités de ma mère avec les usages que tu pratiques et j’ai cru agir au mieux. » Merde, mais c’était presque la vérité.

Il me fusilla du regard, mais je vis bien que le plus gros de sa colère s’était dissipé. « Ton acte était pour moi un affront pire que d’accueillir ta mère sous mon toit.

— Je comprends, ô cheikh, et je te prie de me pardonner. Je n’avais pas l’intention de t’offenser ou de négliger les enseignements du Prophète.

— Que la bénédiction d’Allah et la paix soient sur lui », murmura machinalement Papa. Il secoua tristement la tête mais, de seconde en seconde, je voyais son air devenir moins sinistre. « Tu es encore jeune, mon fils. Ce n’est pas la dernière erreur de jugement que tu commettras. Si tu dois devenir un homme juste et un chef compatissant, tu dois tirer la leçon de mon exemple. Lorsque tu es dans le doute, n’aie pas peur de rechercher mon conseil, quels que soient le lieu et l’heure.

— Oui, ô cheikh », dis-je tranquillement. L’orage était passé.

« À présent, tu dois aller retrouver ta mère, la ramener ici, et l’accueillir comme il sied dans un appartement convenable. Nous avons quantité de pièces inoccupées et cette maison est à toi autant qu’à moi. »

Je sentais à son ton que la discussion était terminée et j’avoue que je n’en étais pas mécontent. Ç’avait été comme de passer entre les minarets de la mosquée de Chimaal sur une corde raide. « Tu es le père de la mansuétude, ô cheikh, dis-je.

— Va sans crainte, mon neveu. »

Je regagnai mes appartements, mon petit déjeuner délaissé. Kmuzu, comme de juste, m’emboîta le pas. « Dis donc, dis-je comme si l’idée venait de me traverser l’esprit, ce n’est pas toi, par hasard, qui aurais mis Friedlander bey au courant pour la nuit dernière ?

— Yaa sidi, dit-il sans se démonter, c’est le vœu du maître de maison que je l’avertisse de toutes ces choses. »

Je me mâchonnai la lèvre, pensif. Parler à Kmuzu était comme s’adresser à un oracle mythique : je devais être certain de formuler mes questions avec une absolue précision ou sinon j’obtenais une réponse absurde. Je recommençai, plus simplement : « Kmuzu, tu es mon esclave, n’est-ce pas ?

— Oui, fit-il.

— Tu m’obéis ?

— Je vous obéis et j’obéis au maître de maison, yaa sidi.

— Pas nécessairement dans cet ordre, toutefois.

— Pas nécessairement, admit-il.

— Eh bien, je m’en vais te donner un ordre clair et sans ambiguïté ; et tu n’auras pas besoin de le vérifier auprès de Papa vu que c’est lui-même qui me l’a suggéré. Je veux que tu trouves un appartement vide quelque part dans cette maison, de préférence loin de celui-ci, et que tu y installes ma mère confortablement. Je veux que tu passes la journée entière à veiller à ses besoins. À mon retour du travail, j’aurai besoin de l’entretenir de ses projets pour les jours à venir, ce qui signifie qu’elle n’aura pas dû consommer de drogue ou d’alcool. »

Kmuzu acquiesça. « Elle ne pourrait pas faire entrer de telles substances dans cette maison, yaa sidi. »

Je n’avais pas eu de problème à y introduire ma pharmacie personnelle et j’étais bien certain qu’Angel Monroe avait également son stock d’urgence planqué quelque part. « Tu l’aideras à défaire ses bagages, lui dis-je, et tu en profiteras pour vérifier qu’elle a bien laissé sa réserve d’alcool à la porte. »

Kmuzu me jeta un regard pensif. « Vous la soumettez à une règle plus stricte que celle que vous observez vous-même, nota-t-il tranquillement.

— Ouais, ça se peut, dis-je, embêté. Toujours est-il que ce n’est pas à toi de me faire la remarque.

— Pardonnez-moi, yaa sidi.

— C’est oublié. Aujourd’hui, je conduirai moi-même pour aller au boulot. »

Ça non plus, ça ne plaisait pas à Kmuzu. « Si vous prenez la voiture, comment fais-je pour ramener votre mère de l’hôtel ? »

Je souris lentement. « En chaise à porteur, en char à bœuf, à dos de chameau, je m’en moque. C’est toi l’esclave, à toi de voir. À ce soir. » Sur mon bureau était posée une autre grosse enveloppe gonflée de billets. L’un des sous-fifres de Friedlander bey s’était glissé dans mes appartements pendant que j’étais en bas. Je pris l’enveloppe, ma serviette, et partis avant que Kmuzu ait eu le temps de soulever une nouvelle objection.

Ma serviette contenait encore le dossier sur carte-mémoire d’Abou Adil. J’étais censé l’avoir lu la veille au soir, mais je n’avais pas trouvé un instant pour m’y mettre. Hadjar et Shaknahyi allaient sans doute mal le prendre mais je m’en foutais. Qu’est-ce qu’ils pouvaient faire ? Me virer ?

Je me dirigeai d’abord vers le Boudayin, laissant ma voiture sur le boulevard pour gagner à pied la modulerie de Laïla dans la Quatrième Rue. La boutique de Laïla était exiguë mais elle avait du caractère, enserrée entre un tripot sombre et sordide et un bar bruyant fréquenté par de jeunes sexchangistes. Les mamies et papies rangés dans les bacs de Laïla étaient couverts de crasse et de poussière, et des générations de minuscules insectes avaient rejoint leur Créateur entre les rangées de matériel. Celui-ci n’était pas joli, joli, mais ce qu’elle vous fournissait la plupart du temps était de l’honnête bon vieux matos. Pour le reste, on pouvait tomber sur de la marchandise endommagée, sans valeur, voire dangereuse. Vous ressentiez toujours une petite décharge d’adrénaline juste avant de vous enficher directement dans le cerveau l’un des antiques mamies d’occasion de Laïla.

Elle était toujours – toujours – branchée, et elle ne cessait de gémir. Elle vous gémissait bonjour, elle gémissait au revoir, elle gémissait de plaisir et de douleur. Quand elle priait, elle gémissait à l’adresse d’Allah. Elle avait la peau dure, noire et desséchée, aussi ratatinée que du raisin sec, et des cheveux blancs mal peignés. Laïla n’était pas une femme avec qui j’aimais m’attarder. Elle portait un mamie ce matin, comme de juste, mais je n’aurais su dire lequel. Parfois, elle était une célèbre vedette de l’holovision ou du cinéma euram, ou bien le personnage de quelque roman oublié, voire Honey Pilar en personne. Qui que ce pût être, elle geindrait immanquablement. C’était la seule chose dont je pouvais être sûr.

« Comment va, Laïla ? » Ce matin, sa boutique était envahie d’âcres relents d’ammoniaque. Elle était en train de presser un flacon de plastique pour napper d’une affreuse mixture rose les recoins de son échoppe. Ne me demandez pas pourquoi.

Elle me lorgna et son visage dessina lentement un sourire extasié. Le genre d’expression qui naît en général d’une parfaite satisfaction sexuelle ou d’une large dose de soléine. « Marîd », dit-elle avec sérénité. Elle gémissait toujours mais à présent c’était un gémissement serein.