Nous laissâmes passer un délai convenable. Le soleil disparaissait derrière un mur, à l’ouest ; l’heure était presque venue pour l’appel à la prière vespérale. Je jetai un œil à Saïed qui maintenant somnolait. Parfait, me dis-je, à présent, à mon tour de le calotter un peu. Je venais de me lever et n’avais pas fait un pas qu’il braqua ses yeux sur moi. « Il est l’heure, je suppose », bâilla-t-il. J’acquiesçai, n’ayant rien à ajouter. Je me rassis donc et Saïed, le demi-Hadj, attaqua son numéro.
Saïed est un menteur-né et c’est un plaisir de le voir à l’œuvre. Il avait son module de personnalité favori branché sur le cerveau – son méchant mamie de petit dur, blindé dans son coffrage d’acier. Personne ne jouait avec le demi-Hadj quand il se l’embrochait.
Là-bas, dans ses murs, Saïed se jugeait indigne de s’abaisser à gagner de l’argent. Il aimait à s’asseoir aux terrasses de café en notre compagnie, Mahmoud, Jacques et moi, à longueur de journée et de soirée. Son petit poulet, ce jeune Américain que tout le monde appelait Abdoul-Hassan sortait avec les vieux messieurs et ramenait l’argent du terme. Saïed adorait ricaner et arborer sa djellabah serrée par une grosse ceinture de cuir noir, cloutée de boutons et de barrettes d’acier chromé. Le demi-Hadj soignait toujours son allure.
Ce qu’il faisait dans ce faubourg infesté de vermine, pour lui, c’était s’éclater. J’attendis quelques minutes puis le suivis au coin de la rue, dans le café. J’y entrai en traînant la patte, crasseux, hirsute, et allai m’asseoir dans un coin sombre. Le propriétaire me jeta un coup d’œil, fronça le sourcil puis se retourna vers Saïed. Personne ne me prêta la moindre parcelle d’attention. Saïed achevait de narrer une blague que je l’avais entendu raconter une douzaine de fois depuis notre départ. Quand il arriva à la chute, le patron et quatre autres clients au comptoir éclatèrent de rire. Ils aimaient bien Saïed. Il était capable de se faire aimer des gens à sa guise. Ce talent était programmé sur un périphérique optionnel enfiché sur son mamie de mauvais garçon. Une fois équipé des puces de mamie et de papie idoines, peu importait votre éducation et votre lieu de naissance. Vous pouviez vous intégrer à n’importe quel groupe d’individus, parler n’importe quelle langue, vous tirer de n’importe quel type de situation. Les données alimentaient directement votre mémoire à court terme. Vous pouviez littéralement devenir un autre, Ramsès II ou Buck Rogers au XXVe siècle, tant que vous n’aviez pas débranché papie et mamie.
Saïed était brutal et dangereux, mais il savait également se montrer charmant, si vous pouvez imaginer la combinaison. Je regardai le patron se pencher pour saisir la théière. Il versa du thé dans le verre du demi-Hadj, inondant un peu plus le bois du comptoir. Personne ne fit mine d’éponger. Saïed leva le verre pour boire, puis le reposa brutalement. « Yâa salâam ! » rugit-il. Il se dressa d’un bond.
« Qu’y a-t-il, ô mon ami ? s’enquit Hisham, le patron.
— Ma bague ! » cria Saïed. Il portait une grosse bague en or qu’il n’avait cessé d’agiter sous le nez du vieux bonhomme depuis deux bonnes heures. Un gros diamant rond était monté en son centre.
« Qu’est-ce qu’il lui est arrivé, à ta bague ?
— Regarde toi-même ! La pierre – mon diamant – il est parti ! »
Hisham saisit au vol le bras de Saïed et vit qu’effectivement le diamant avait disparu. « Doit être tombé », dit le vieux avec ce genre de sagesse populaire qu’on ne rencontre plus que dans ces bourgs de province pétrifiés.
« C’est ça, tombé, dit Saïed, pas le moins du monde calmé. Mais tombé où ?
— Est-ce que tu le vois ? »
Saïed fit mine de chercher par terre autour de son tabouret. « Non, je suis sûr qu’il n’est pas ici, dit-il enfin.
— Alors, il doit être dehors, dans le passage. T’as dû le perdre la dernière fois que t’es sorti pisser. »
Saïed écrasa son gros poing sur le comptoir. « Et maintenant la nuit tombe et je dois reprendre le car.
— T’as encore du temps pour chercher », dit Hisham. Le ton manquait de confiance.
Rire sans humour du demi-Hadj. « Une pierre pareille, de plus de quatre mille dinars tunisiens, ça ressemble à un petit caillou parmi un million d’autres. Avec ce crépuscule, jamais je ne la retrouverai. Qu’est-ce que je vais faire ? »
Le vieux se mâchonna la lèvre, réfléchit un moment. Puis il demanda : « T’es décidé à prendre le car dès qu’il passe ?
— Obligé, mon frère. J’ai des affaires pressantes.
— Je vais t’aider, si je peux. Peut-être que je pourrai retrouver ta pierre. Il faut que tu me laisses ton nom et ton adresse ; ainsi, si jamais je retrouve le diamant, je te l’enverrai.
— Que la bénédiction d’Allah soit sur toi et ta famille ! dit Saïed. J’ai peu d’espoir que tu réussisses mais ça me réconforte de savoir que tu feras au mieux. J’ai une dette envers toi. Nous devons décider d’une récompense convenable pour ta peine. »
Hisham lorgna Saïed, les paupières plissées. « Je ne demande aucune récompense, dit-il avec lenteur.
— Non, bien sûr que non, mais je tiens à t’en offrir une.
— Pas besoin de récompense. Je considère comme de mon devoir de t’aider, en tant que frère musulman.
— Malgré tout, insistait Saïed, au cas où tu retrouverais cette satanée pierre, je t’offrirai mille dinars tunisiens pour nourrir ta progéniture et secourir tes vieux parents.
— Qu’il en soit fait selon ta volonté, dit Hisham en s’inclinant légèrement.
— Tiens, poursuivit mon ami, je vais te donner mon adresse. » Et pendant que Saïed griffonnait son nom sur un bout de papier, j’entendis le grondement du car qui s’arrêtait dans une dernière embardée devant la porte de l’établissement.
« Qu’Allah t’accorde un bon voyage, dit le vieux.
— Et qu’il t’apporte paix et prospérité », répondit Saïed en se hâtant vers l’autocar.
J’attendis environ trois minutes. À moi de jouer à présent. Je me levai, fis deux pas titubants. J’avais bien du mal à marcher droit. Je voyais le patron me lorgner d’un air dégoûté. « Qu’est-ce que tu veux encore, espèce de mendiant crasseux ? lança-t-il.
— Juste un peu d’eau…
— De l’eau ! Achète quelque chose ou bien sors !
— Un jour, un homme a demandé à l’Envoyé de Dieu, qu’Allah le bénisse, quelle était l’action la plus noble qu’on puisse accomplir. Et la réponse fut : “Donner de l’eau à celui qui a soif.” Voilà ce que je te demande.
— Demande-le au Prophète. J’ai du travail. »
Je hochai la tête. Je n’escomptais pas me faire offrir quoi que ce soit par ce salopard. Je m’appuyai au zinc et fixai un des murs. J’étais apparemment incapable d’empêcher le plancher de danser.
« Bon, qu’est-ce que tu veux, à présent ? Je t’ai déjà dit de dégager.
— J’essaie de me souvenir, fis-je, piteux. J’avais un truc à te dire… Ah oui, je sais. » Je fourrai la main dans ma poche de jean et en sortis une pierre ronde et scintillante. « Serait-ce ce que cherchait cet homme ? J’ai trouvé ça dehors. Est-ce que… ? »
Le vieux tenta de me l’arracher des mains. « Où as-tu trouvé ça ? Dans le passage, hein ? Mon passage. Alors, c’est à moi !