« Je suis de patrouille aujourd’hui, et je me suis dit que t’aurais peut-être…
— Marîd, une jeune fille est passée me voir ce matin et elle a dit : “Mère, les yeux des narcisses sont ouverts, et les joues des roses empourprées de timidité ! Que dirais-tu de sortir admirer combien la Nature a paré le monde ?”
— Laïla, si tu veux bien me laisser juste une minute…
— Et je lui ai dit : “Ma fille, ce qui te ravit sera fané dans une heure, et quel bénéfice alors en auras-tu retiré ? À la place, entre plutôt et découvre avec moi la bien plus grande beauté d’Allah qui a créé le printemps.” » Sa petite homélie achevée, Laïla me considéra, dans l’expectative, comme si elle s’attendait à me voir applaudir ou bien tomber, frappé par l’illumination.
J’avais oublié l’extase religieuse. Le sexe, la drogue et l’extase religieuse. C’étaient les tubes du commerce à Laïla, et elle les testait tous personnellement. Chacun des mamies qu’elle vous fourguait était frappé de son certificat d’approbation personnel.
« Puis-je te parler à présent ? Laïla ? »
Elle me fixa en oscillant, mal assurée sur ses jambes. D’un geste lent, elle éleva un bras décharné et débrancha le module. Elle cligna une ou deux fois les paupières et son doux sourire s’évanouit. « T’as trouvé quelque chose, Marîd ? » demanda-t-elle de sa voix perçante.
Ça faisait un bail qu’elle était dans la course ; la rumeur voulait même qu’elle ait vu, toute gosse, les imams poser la première pierre des murailles du Boudayin. En tout cas, elle connaissait ses mamies. Elle en savait plus que quiconque à ma connaissance sur les vieilles séries épuisées. Je crois bien qu’elle s’était fait poser l’un des tout premiers implants expérimentaux car sa cervelle n’avait jamais fonctionné tout à fait normalement par la suite. Et à la voir ainsi tirer sur la corde de la technologie, elle avait dû se cramer les derniers neurones depuis pas mal d’années. Elle avait enduré des tortures cérébrales qui auraient transformé n’importe quel être normal en zombi baveur. Laïla avait sans doute le cerveau recouvert d’un épais cal protecteur empêchant quoi que ce soit d’y pénétrer. Quoi que ce soit.
Je repris dès le début : « Je sors patrouiller aujourd’hui, et je me demandais si tu n’aurais pas un mamie de simple flic.
— Bien sûr, j’ai tout. » Elle boitilla jusqu’à un casier planqué au fond de sa boutique dans lequel elle fouilla quelques instants. Le casier était étiqueté : « Prusse, Pologne, Breulande. » Ça n’avait en fait aucun rapport avec les mamies qu’il contenait ; Laïla récupérait ses casiers fatigués et ses étiquettes éraflées auprès de quelque autre officine au bord de la faillite.
Elle se redressa après quelques secondes, avec dans la main deux modules dans leur emballage thermorétractable. « Voilà ce qu’il te faut », annonça-t-elle.
Le premier était le mamie bleu pâle du Parfait protecteur que j’avais déjà vu sur des policiers stagiaires. C’était un solide modèle de programmation procédurale qui couvrait quasiment toutes les situations concevables. Je jugeai qu’entre le mamie de sale mec du demi-Hadj et le Protecteur, j’étais couvert. « C’est quoi, l’autre ? demandai-je.
— Un cadeau à moitié prix. Éclair noir. Sauf que cette version est baptisée Sage conseiller. C’est celle que je portais quand t’es entré. »
Ça me parut intéressant. Éclair noir était une idée japonaise qui a connu un grand succès il y a cinquante ou soixante ans. Vous vous installiez dans un fauteuil capitonné confortable, et l’Éclair noir vous plaçait instantanément en situation de transe réceptive. Puis il vous offrait un rêve lucide, thérapeutique. Selon l’analyse qu’il avait faite de votre état émotionnel, ce pouvait être un avertissement, un conseil quelconque, ou bien un casse-tête mystique sur lequel l’esprit conscient devait travailler par la suite.
Le prix élevé du bidule l’avait limité à être une curiosité parmi la clientèle aisée. Son choix de fictions extrême-orientales – Éclair noir vous mettait en général dans la peau d’un empereur nippon méprisant en quête de sagesse, ou bien d’un vieux moine zen en prière sublime au milieu de la neige limitait encore son attrait. Récemment, toutefois, le concept d’Éclair noir avait trouvé une nouvelle jeunesse avec le développement du marché du module mimétique de personnalité. Et apparemment il en existait aujourd’hui une version arabe, baptisée Sage conseiller.
J’achetai les deux mamies, estimant que je n’étais pas en situation de refuser de l’aide, amicale ou imaginaire. Pour un type qui naguère encore crachait sur l’idée de se faire gonfler la cervelle, j’étais en train, mine de rien, de me monter une sacrée collection de cerveaux d’emprunt.
Laïla s’était rembroché le Sage conseiller. Elle m’adressa de nouveau ce tranquille sourire. Édenté, bien sûr ; j’en eus des frissons. « Va sans crainte », dit-elle avec son gémissement nasal.
« La paix soit avec toi. » Je quittai sa boutique sans traîner, redescendis la rue à pied et franchis la porte pour rejoindre l’endroit où j’avais garé la voiture. De là, je n’étais plus très loin du commissariat. De retour à mon bureau du troisième étage, j’ouvris ma serviette. Je sortis mes deux emplettes, le Parfait protecteur et le Sage conseiller, et les rangeai à côté des autres boîtiers. Je pris la carte-cobalt verte et l’insérai dans ma console mais j’eus alors une hésitation. Je ne me sentais pas franchement d’humeur à lire le dossier Abou Adil. À la place, je pris le Sage conseiller, le sortis de son emballage puis, d’une main, me l’embrochai.
Après un instant de vertige, Audran vit qu’il était étendu sur un divan, en train de boire un verre de sorbet au citron. En face de lui, sur un divan semblable, était installé un homme élégant, dans la force de l’âge. Dans un sursaut, il reconnut en l’homme l’Apôtre de Dieu. Vivement, Audran déconnecta le mamie.
Je me retrouvai assis à mon bureau, tenant le Sage conseiller d’une main tremblante. Ce n’était pas du tout ce que j’avais escompté. Je trouvai l’expérience profondément dérangeante. La vision était parfaitement réaliste – cela n’avait rien à voir avec un rêve ou une hallucination. Ce n’était pas du tout comme si je l’avais simplement imaginé, mais comme si je m’étais bel et bien trouvé dans la même pièce que le prophète Mahomet, faveurs et bénédictions divines sur lui.
Soyons clair : je n’ai jamais été d’esprit très religieux. J’ai étudié la foi et j’ai un respect extrême pour ses préceptes et ses traditions, mais je dois sans doute en juger la pratique peu… pratique. Cela me damne sans doute pour l’éternité et j’aurai tout le temps en Enfer de regretter ma paresse. Malgré tout, j’étais choqué par la parfaite arrogance du concepteur de ce mamie, assez présomptueux pour dépeindre ainsi le Prophète.
Même les illustrations de textes religieux sont jugées idolâtres ; qu’aurait dit un tribunal islamique de l’expérience que je venais de vivre ?
Une autre raison à mon trouble, je crois, venait de ce que dans le bref intervalle précédant le retrait du mamie j’avais eu la très nette impression que le Prophète avait eu quelque chose de profondément significatif à me dire.
Je m’apprêtais à enfourner le mamie dans ma serviette quand j’eus un éclair de lucidité : le concepteur n’avait pas dépeint le Prophète, en fin de compte. Les visions du Sage conseiller ou de l’Éclair noir n’étaient pas des vignettes préprogrammées composées par quelque cynique scribouillard informaticien. Le mamie était psycho-actif : il évaluait mon état mental, mon état émotionnel, et me permettait de créer moi-même l’illusion.